Shun-kin
Shun-kin d‘après A Portrait of Shun-kin et In Praise of Shadows de Jun’ ichirö Tanizaki, adaptation et mise en scène de Simon MacBurney.
Ce sont deux récits du célèbre écrivain japonais (1886-1965) que l’on connaît davantage en France pour son fameux Eloge de l’Ombre qui fit fureur dans toutes les écoles d’art de France il y a une dizaine d’années et qui parut au Japon la même année (1934) que Shun-kin.
C’est, dans l’adaptation de Simon MacBurney légèrement différente de ces deux nouvelles de Tanizaki, une sorte de conte assez cruel. Une actrice en vêtement contemporain arrive pour dire le texte de ce récit dans un studio d’enregistrement. Mais il il n’y a personne d’autre, et elle reçoit les ordres d’un ingénieur du son dont on entend seulement la voix grave au haut parleur; le récit retrace l’histoire d’une petite fille devenue aveugle à neuf ans parce qu’une servante lui a jeté un seau d’eau bouillante au visage et qui va suivre des cours de shamizen, ce petit instrument à trois cordes japonais auprès d’un grand maître.
Ses parents la confient à Sasuke un jeune domestique pour l’accompagner dans ses déplacements , et il décide lui aussi d’apprendre en secret l’art du shamizen. Shun-kin enfant puis jeune fille devient égoïste et dure avec tous ses proches y compris avec Sasuke à qui elle enseignera pourtant aussi le shamizen ce luth à long manche avec trois cordes que l’on pince avec un gros plectre en ivoire et une petite boîte de résonance carrée . Mais Sasuke le domestique deviendra tout de même l’amant de Shun-kin. Elle sera vite enceinte, abandonnera son enfant, alors que sa famille était d’accord pour qu’elle se marie et partira avec Sasuke. Autant dire que leurs rapports ne sont pas simples,et sans doute empreints d’un certain sado-masochisme… Jusqu’au jour où Sasuke prend la décision de se crever les yeux avec une tige métallique, pensant qu’ainsi leur relation sera plus claire…
Ce conte dont la fin est cruelle, est aussi pour Tanizaki l’occasion de dessiner, par le biais de courtes scènes, une histoire d’amour d’une intensité telle, qu’elle provoque des sentiments parfois contradictoires et douloureux. Le public de l’époque réagira violemment à la lecture de ce livre qui restera longtemps scandaleux au Japon.
La vaste scène du Théâtre de la Ville est couverte d’un plancher noir, réduite en profondeur par un grand panneau vertical de papier tissé ocre brun. Aucun décor, sinon six rectangles de tatami blanc crème, quelques bâtons que les acteurs placent selon les besoins pour délimiter l’espace que les comédiens disposent selon les besoins avec précision et un grand raffinement gestuel…Simon MacBurney nous offre, dans une mise en scène aussi dépouillée qu’efficace, un jeu subtil sur la temporalité ne passant sans cesse du passé au présent. Il y a d’abord l’arrivée majestueuse et très humble à la fois de ce formidable acteur de Peter Brook, Yoshi Oida, qui annonce tout de suite son âge: 77 ans, et qui raconte brièvement sa vie d’autrefois et surtout celle de son père mort il y a déjà bien longtemps et qui vécut précisément à l’épqoue où Tanizaki écrivit ses nouvelles et Eloge de l’ombre dont certains fragments apparaissent dans aussi dans le spectacle. Un peu en retrait, agenouillé sur un zubaton, Honjoh Hidetaro joue du shamizen: son jeu, sa présence et la musique qu’il a composée, d’une certaine façon donnent toute son âme au spectacle.Aucune volonté d’illustration mais la musique conçue comme une nécessité absolue, comme un élément de sa dramaturgie, … La mise en scène de Simon Mc Burney est exemplaire de précision , de sensibilité et de beauté raffinée, comme dans cette scène où l’alouette sort de sa cage pour voler dans les airs mais… ce n’est qu’une feuille de papier manipulée par les comédiens.
Il y a aussi pour incarner Shun-kin petite fille une très belle marionnette ( voir dans le fond de la photo plus haut) manipulée par deux jeunes femmes en robe noire,un peu comme dans le bunraku dont l’un lui prête une voix aigüe. Avec un jeu admirable d’étrangeté, de « Verfremdung » comme aurait dit le grand Brecht.
Les éclairages- le plus souvent des pinceaux lumineux qui éclairent chacun des comédiens-sont tout aussi virtuoses, comme les costumes et la sculpture de la marionnette aussi sobres et justes. Vraiment du très grand art théâtral qui rappelle, bien entendu, les spectacles de nô et de kabuki mais qui garde toute son originalité. Seule ( petite) réserve: l’on veut bien que quelques éléments de texte soient projetés en vidéo, ce qu’apprécient beaucoup, nous dit Simon McBurney, le public japonais, mais les autres images surlignent certains moments du drame sans que cela soit véritablement justifié. Le public du Théâtre de la Ville a fait une véritable ovation méritée à ce grand et magnifique spectacle; il vous reste encore demain mardi pour aller le voir ; si vous avez le bonheur de trouver une place, n’hésitez pas.Ce fut l’un des grands moments de bonheur de cette rentrée théâtrale. Merci à Emmanuel Demarcy-Motta d’avoir accueilli Simon Mc McBurney et le Setagaya de Tokyo…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Ville jusqu’au 23 novembre.