ÇA
ÇA de JAN RITSEMA
adapté de « La Bête dans la Jungle » d’Henry James par Ger Thijs, Marjon Brandsma et Jan Ritsema.
« Ça », pronom démonstratif, abréviation de cela, « ça » qui désigne parfois la « chose sexuelle », « ça », terme psychanalytique pour dire l’inconnu qui est en nous, ce qui est caché et qui nous menace comme » une bête dans la jungle », ce qui est évident mais que nous ne voulons pas voir, comme « l’image dans le tapis ». Jan Ritsema a fait une adaptation subtile et très audacieuse de la longue nouvelle d’Henry James: « La Bête dans la Jungle« .
Henry James, grand écrivain né américain mort anglais, fasciné dès l’enfance par l’Europe et sa culture, enchanté et désenchanté par elle qui méprisait l’innocence américaine, a mis toutes ses qualités d’orfèvre de l’écriture à explorer les abysses humaines, à détecter le mal qui se glisse dans les âmes, à débusquer ces adultes qui saccagent l’enfance. Il n’a pas attendu Freud, son presque contemporain, pour s’intéresser aux mystères du comportement humain. Lui qui admirait Flaubert et Tourgueniev, a ouvert la voie aux écrivains de l’inexpliqué, James Joyce, Virginia Woolf et bien d’autres.
John, est persuadé d’être appelé à un destin hors du commun, « ça » qu’il confie à une jeune femme, May, rencontrée une première fois en Italie et qu’il retrouve dix ans plus tard . Elle vient s’installer à Londres, ils se verront très souvent, entre eux ce secret, cette attente de John de quelque chose d’extraordinaire, funeste ou pas. Elle fait semblant d’y croire et accepte d’être aux aguets comme lui. Lors l’une de leurs soirées, elle lui laisse même entendre qu’elle connaît cette menace. « Ca » qui n’advient pas, empêche John de vivre, d’agir, de voir, d’aimer May dont il ne comprendra l’importance dans sa vie, trop tard, quand elle va mourir.
L’histoire de John et May est pour James un prétexte à suivre la pensée en mouvement. Il aimait ces détours qu’il prenait pour atteindre l’âme de ses personnages, il ne voulait pas peindre la vie, il traquait les remous qui l’animent. Jan Ritsema et ses complices ont complexifié la joute entre les deux personnages. Ce sont tantôt John et May qui s’affrontent, et tantôt les comédiens Gérard Watkins et Nathalie Richard comme s’ils analysaient, commentaient les personnages qu’ils vont avoir à jouer. Ils cherchent ensemble les moments qu’ils n’auraient pas dû laisser passer, redéfinissent les souvenirs, et c’est elle qui mène le jeu avec une indulgence, amusée et grave en même temps, face au narcissisme de cet homme inachevé .
Et le spectateur doit tendre l’oreille pour saisir ces glissements, signifiés par le passage du vous au tu, et participer à cette exploration de la pensée et de ses ruses. Jan Ritsema fait voler en éclats la perfection glacée de l’écriture de James sans la trahir, il l’éclaire de l’intérieur, il l’allège par l’humour et surtout lui donne chair. Gérard Watkins et Nathalie Richard sont des comédiens qui ont un corps, qui savent bouger avec un faux naturel virtuose. Avec eux, la parole semble en liberté, comme leurs corps, sur le plateau vide tandis qu’une bande son comme une radio voisine les relie au monde.
On connaissait la version de James Lord, traduite par Marguerite Duras, jouée par Delphine Seyrig et Sami Frey , puis par Fanny Ardant et Gérard Depardieu. On redécouvre la complexité de James passionné du mystère humain, grâce à la version si vivante et si ludique de Jan Ritsema, qui fait du spectateur un vrai partenaire.
Françoise du Chaxel
Théâtre de la Cité Internationale T: 75014, 01 43 13 50 50, jusqu’au 10 Décembre.