Qui a peur de Virginia Woolf?
Qui a peur de Virginia Woolf? d’Edward Albee, traduction de Daniel Loayza,mise en scène de Dominique Pitoiset.
La célèbre pièce qui fut créée en 62 à New York puis en 64 au Théâtre de la Renaissanc avec ces formidables comédiens : Raymond Gérôme, Madeleine Robinson, Pascale Audret et Claude Giraud, seul encore vivant dirigés par Franco Zefirelli. Et l’on connait tous le film adapté de la pièce, de Mike Nichols avec Richard Burton et Elizabeth Taylor. Qui a peur… n’est pas si souvent représentée que cela, et pour des raisons évidentes: la pièce est axée sur deux personnages assez monstrueux, pas commodes à incarner, George et Martha qui vont mener deux heures durant une sorte de psychodrame devant Nick et Honey 28 et 26 ans apeurés puis fascinés par ce coupe hors norme qui pourraient être leurs parents ,dont ils n’arrivent à décoder le fonctionnement, et dont, par moments, il deviennent complices.
La nuit est déjà avancée quand George et Martha son épouse, rentrent chez eux après une réception bien arrosée chez le père de Martha, président de l’Université où George est professeur d’histoire. Martha lui rappelle qu’il a invité à prendre un verre un jeune professeur de biologie et Honney, son épouse blonde et mince . Effectivement, quelques minutes plus tard, leurs deux invités arrivent, et le » jeu » va commencer. Martha commence à injurier son mari, George, cynique et impitoyable renvoie la balle sans aucun scrupule. Ils boivent tous les quatre sans arrêt, et pas du jus d’orange…
Et c’est un feu d’artifice: aveux truqués, ruses, mensonges , phrases à perfidies: Nick va vite comprendre dans quel abime de folie ils se sont fourrés, et prend peu à peu conscience que, d’abord témoins innocents, ils vont se trouver très vite eux aussi emportés dans une spirale irréversible. Avec, en prime, la projection « in vivo « de ce que pourrait être leur quotidien de leur couple dans quelque vingt cinq ans… sur fond d’alcool et de règlements de compte., dans un campus universitaire où les chers collègues ne se font aucun cadeau. Martha se met à draguer ouvertement Nick, presque sous les yeux de George qui joue les indifférents.
Quant à Honey, c’est un mélange de naïveté apparente mais elle ne tarde pas, elle aussi, même si elle a trop bu d’alcool, et qu’elle doit aller vomir, à voir que les dés sont pipés et qu’ils ont été invités , elle et son mari, comme figurants intelligents d’un épisode d’un conflit qui doit durer depuis longtemps. Mais ce n’est pas la jeune idiote que pouvait laisser supposer le début de la pièce. Sans eux, en tout cas, le jeu n’aurait plus de sens… Albee a bien réussi son coup en alternant les scènes entre les personnages de ce quatuor, de façon à ce que l’intérêt ne faiblisse pas. On apprendra à la fin que le fils dont ils parlent tient du phantasme et que le couple, en fait, n’a pas réussi à avoir d’enfants, et qu’ils gardent malgré tout une tendresse évidente l’un pour l’autre. Cette nuit aura été pour tous les quatre une sorte d’exorcisme nécessaire, et l’aube arrivant, il ne leur rester plus qu’à tenter d’essayer de continuer à vivre pour George et Martha, et de commencer à naviguer dans un monde universitaire sans pitié pour Nick et Honey. Mais le temps d’apprendre à vivre , il est déjà trop tard, disait Aragon. Et les dernières répliques de la pièce quand George et Martha se retrouvent seuls et ne peuvent plus se jouer leur comédie, laisse un goût amer… Il était intéressant d’aller voir comment Dominique Pitoiset l’avait mis en scène; le spectacle a été créé il y a un an au Centre Dramatique de Bordeaux dont il est le directeur. Jeune, il avait été élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Dijon et il a toujours été son propre scénographe. Pour Qui a peur…, il a imaginé un sol de verre lumineux où il y a juste un très grand canapé et deux fauteuils en cuir blanc, avec en fond de scène, un long buffet bas qui sert de bar à boissons.
C’est sur le plan plastique, comme toujours chez lui, intelligent et impeccable , un peu comme une installation d’art contemporain qui n’oserait pas dire son nom. Et ce serait exposé au Musée de Tokyo qu’on n’en serait pas étonné mais il n’est pas sûr que ce dispositif convienne bien à la pièce, qui est quand même fondée sur un huis-clos et ici les acteurs semblent un peu flotter dans le vide, d’autant plus que le plateau des Gémeaux est assez vaste; au dessus, un grand châssis de toile blanche, dont George dit gentiment que le tableau représente l’espace mental de Martha … et qui servira à projeter entre les actes des images des locaux de l’Université de Bordeaux vides de toute présence humaine. Images dont on ne voit pas du tout l’intérêt, sinon de faire comprendre au spectateur que les mœurs des universitaires, sont identiques et que la solitude humaine existe partout..(mais cela on l’avait compris même si l’espace et l’époque ne sont pas les mêmes!) .Cette vidéo, comme la plupart du temps, est absolument superflue…
Du côté de la mise en scène, c’est plutôt réussi: Dominique Pitoiset aurait sans doute pu préciser parfois davantage les intentions de jeu de Nick et Honey et il y a parfois sur la fin quelques baisses de rythme mais il sait diriger ses comédiens, y compris lui-même, que l’on ne connaissait pas comme acteur et qui excelle dans ce rôle de prof cynique et manipulateur. Et Martha ( Nadia Fabrizio) , son épouse à la ville, est aussi très juste et tout à fait crédible.
Quant aux deux jeunes comédiens: Cyril Texier et Deborah Marique, ils n’ont pas la tâche facile, puisqu’ils servent un peu, et même beaucoup, de punching ball et de faire-valoir, mais il sont , eux aussi , absolument impeccables, même si, au début, ils semblent avoir un peu de mal à trouver leurs marques comme personnages: c’est un des défaut de la pièce qui, à quelque 48 ans , garde cependant une force et une virulence que n’ont plus beaucoup de ses contemporaines!
Quant à la traduction de Daniel Loayza, les termes injurieux , qui appartiennent à des registres différents, sont beaucoup plus durs que dans le texte de Jean Cau mais, en tout cas, le dialogue possède comme un sang neuf et un souffle plus dramatique. Alors à voir? Oui, malgré les réserves indiquées, et malgré le vent mauvais et la froidure, si vous pouvez vous déplacer jusqu’à Sceaux ( le RER est à quelques centaines de mètres), cela vaut le coup, et pour la pièce et pour l’interprétation.
Philippe du Vignal
Théâtre des Gémeaux à Sceaux, jusqu’ au dimanche 19 décembre..