La Vieille et la bête
La Vieille et la bête d’Ilka Shonbein.
Sur scène, une chanteuse-bonimenteuse accueille avec énergie et humour les spectateurs, elle leur parle,ainsi qu’à Simone la régisseuse , et fait chanter le public qui se prête au jeu de bonne grâce. Sur une petite estrade au centre, dans la pénombre, une femme en noir, tête penchée et coiffée d’une couronne d’or mat à trois picots hérissés de travers, épluche soigneusement une pomme rouge, comme si elle tricotait avec son couteau pointu et la pelure fine s’allonge, s’allonge, sans se rompre. Sur une musique d’étranges instruments (du « temps enchanté », une vieille femme couronnée évoque la Reine de Blanche-Neige, des pommes… Tout est en place pour tisser un conte de fées et le faire recevoir par le public. Ou plutôt des contes : ceux qui traversent la vie d’une femme, la vieille, et de son corps, la bête.
Surgissant à travers de rares paroles, émises par une bouche qui semble édentée, et déformées par un rythme saccadé et par le léger accent de l’actrice-magicienne, et qu’elle compose avec son corps de fulgurantes images où elle raconte les métamorphoses de la petite fille en ballerine, puis en âne et enfin en vieillarde. C’est avec une extrême virtuosité qu’Ilka Shonbein tient ses masques de papier mâché sur le visage, ou dans la bouche ou elle les manipule comme un gant au bout d’un bras qui devient cou… Elle fabrique à vue, sous nos yeux émerveillés, non pas des figures, terme qu’elle refuse, mais des créatures de théâtre – marionnettes, ces chimères grotesques, moitié masques, et moitié corps vivant.
Ses postures et la manipulation de ses artefacts dont elle a pétri la matière donnent des expressions que la lumière et le mouvement rendent bouleversantes. C’est de son corps maigre et fragile, mais acrobatique et inventif, qu’elle tire ses créatures, chair de sa chair, comme elle avait titré l’un de ses précédents spectacles. Cette artiste n’est pas une marionnettiste, c’est une sur-mariomnette, comme Edward Gordon Craig l’avait appelée de ses voeux — si on veut bien oublier la misogynie regrettable de ce grand visionnaire.
Le regard d’Ilka Schonbein se modifie à chaque instant — aveugle, absent, intérieur, rivé au masque qui vit avec elle et par elle, ou glissé, presque diabolique, en direction de la salle qu’elle jauge par-dessus sa progéniture qui alors semble vivre par elle-même. Ses créatures dansent sur la pointe de chaussons roses élimés, vêtues de ces loques déchirées, qu’elle enfile, plie, tasse et déplie ; elles pissent dans un seau rempli de paille, renversent des verres remplis de cidre qui se cassent et marchent sur les débris coupants pour en offrir un – rescapé du désastre- à une spectatrice. Elles peuvent même voler quand la comédienne, munie d’une troisième jambe, en appui sur une de siennes gainée de noir et donc invisible, transcende tout simplement la condition humaine. Possédée et détachée à la fois, Ilka Shonbein fait sourire, rire, pleurer, et soupirer la salle comme un instrument de musique, infiniment sensible, respirant avec elle… Toute une vie est concentrée sur l’espace réduit de la petite estrade, avec des apparitions et des disparitions sidérantes , rusant avec la Mort omniprésente que l’artiste-magicienne grâce à la métamorphose artistique et àla naissance de créatures scéniques vivantes, tandis qu’elles agonisent au quotidien : ainsi, la saisissante danse finale de la vieille qui ne veut pas disparaître, allongée dans le mitan d’un drap avec la Mort qui lui chante inexorablement tous les doux couplets bien connus d’Aux marches du palais . Du grand balagan métaphysique … Du « vrai théâtre, celui qui n’existe que dans le mélange des genres », comme disait un jour Peter Brook, et, bien avant lui, Meyerhold.
Alexandra Lupidi, a une belle voix aux registres très variés, qui joue avec Shonbein comme elle joue elle avec son corps et son visage, dialogue avec « la Reine », et interprète le Requiem de Mozart, des airs yiddish ou du flamenco, tapis sur lequel se déploie ou se repose l’art de la comédienne dont les « Disparates » nous font songer à Goya.
A l’accueil enjoué du public, répond le bar dressé en un clin d’œil sur l’estrade à la fin du spectacle où la petite troupe en forme de trio sert du cidre aux spectateurs. On peut tout faire avec les pommes. Raconter, accueillir, abreuver, s’en remettre à Dieu et tromper la Mort.
Béatrice Picon-Vallin
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers jusqu’au 17 décembre.