Trois sœurs
Petite forme, grand theâtre (2)
Trois sœurs , à l’Atalante
Le Russe Iouri Pogrebnitchko en est à sa troisième ou quatrième (ou plus ??) version des Trois sœurs ; la première, c’était avec Iouri Lioubimov en 1981. Il dirige le petit Théâtre Okolo (nom qui signifie : pas très loin… de la maison de Stanislavski – ce qui est sa définition topographique à Moscou) ; celui-ci a brûlé il y a quelques années. Il n’est toujours pas restauré. Comprenant que rien ne bougerait de sitôt, à cause des intérêts immobiliers (son théâtre est situé dans le centre de Moscou), Pogrebnitchko a investi la salle de répétition, au fond de la cour derrière son théâtre, en a fait La Stalla , a adapté le répertoire et crée ses nouveaux spectacles dans cet espace minuscule. Mais Pogrebnitchko peut mettre en scène sur plus petit encore. Il est en ce moment à L’Atalante avec ses Trois sœurs et ses seize acteurs, il s’est coulé sur le tout petit plateau, réaménageant le dispositif : plaques de tôle de tôle rouillée, longue table, placée non plus dans la profondeur de la scène, mais dans sa largeur, poutre incongrue, parfois suspendue, bout de rideau de dentelle, étagère avec roses séchées, et câble qui traverse la scène, nous séparant légèrement des acteurs. D’ailleurs s’il le fallait, il pourrait mettre en scène sur un mouchoir de poche, il a le théâtre chevillé à l’âme. Son théâtre est un théâtre de résistance dans tous les sens du terme.
Le spectacle de Pogrebnitchko est à Paris pour trois jours, courez-y : c’est ce soir et demain, samedi à Brétigny sur Orge, et la semaine prochaine – et pour une semaine – à Genève, au Théâtre Saint-Gervais, où l‘univers de Pogrebnitchko, toujours le même avec des variations subtiles et dérangeantes, n’effraie pas dans sa répétitivité apparente les programmateurs. Cette fois, Les Trois sœurs du Théâtre Okolo sont comme hantées par trois courtes apparitions, trois fantômes en manteau militaire rebrodés de dentelles, trois femmes froufroutantes dans la pénombre : trois « anciennes » soeurs (elles jouaient d’ailleurs dans la seconde version scénique de la pièce, elles ont vieilli) boivent le thé en silence, tandis qu’une jeune troupe investit tous les rôles si connus, les joue sans incarnation, joue avec nos images, nos représentations, sans toutefois jouer toutes les scènes, même les plus attendues, et en mélangeant ou déplaçant les répliques. Les jeunes visages de ces acteurs et actrices sont magnifiques, ils nous regardent souvent, avec insistance, avec attention, comme déjà d’ un autre monde.
On dirait parfois que, dans leurs tonalités gris, beige, brun et sépia, les images de ce spectacle sortent des tableaux du peintre Boris Zaborov. Des fragments de musique, populaires, tziganes, nous parviennent, éraillés ; la nounou chante, et par les paroles et les tonalités de sa chanson au début et à la fin du spectacle, elle ouvre l’espace minuscule sur l’immensité russe. Tout en scène parle de séparation et du temps, on y montre le temps qui passe, qui est passé et qui passera. Objets, visages, costumes et gestes sont comme patinés, aucun cri, aucun éclat de voix, mais une fluidité légère qui dans son indifférence serre le cœur et fait sourire. Pourtant Irina porte une perruque rousse, le metteur en scène expose ses trucs empruntés au « théâtre de foire » et dénoncés par Féraponte. La neige est faite avec une boule de miroir qui tourne – « Où est le sens ? » dit Touzenbach chez Tchekhov en voyant les flocons tomber… Les couches de l’histoire du théâtre, de la troupe d’Okolo, se mêlent comme celles de nos vies. « Tout est égal », et nous savons – on joue cette pièce depuis si longtemps et si souvent – dès le début du spectacle que Touzenbach sera tué. Mais le bruit de bottes des militaires qui, dans un dernier gag, quitte la ville n’augure rien de bon.
Béatrice Picon-Valin
Photos du spectacle de Moscou
Théâtre de l’Atalante jusqu’à vendredi 10 décembre et samedi à Brétigny-sur-Orge.