Occupe-toi du bébé, de Denis Kelly, mise en scène olivier Werner
Donna McAukiffe a-t-elle tué successivement ses deux bébés ? Dix-huit mois de prison, dure, puis relaxe au bénéfice du doute ou de l’irresponsabilité : elle-même ne sait plus, bloquée devant le trou noir, ou le blanc, de la mémoire traumatique. Nous non plus, nous ne le saurons pas. Mais les autres personnages, sa mère, son mari, le psychologue, chacun a son intime conviction. Nous assistons donc en direct à l’enquête télévisée menée par « Dennis Kelly », être de fiction auquel l’auteur donne son propre nom, de surcroît joué par le metteur en scène Olivier Werner. On saisit déjà les emboîtements du spectacle.Nous suivrons donc le trajet des deux femmes, la fille dans son innocence aveugle, évoluant vers une douce fatalité (qu’on laisse à deviner), la mère, femme politique locale, d’abord anéantie et ostracisée pour avoir touché, par sa fille, à l’innommable, puis reprenant du « poil de la bête », « battante », courageuse, jusqu’à se renier totalement et en toute bonne foi. Car la perversité de cette écriture tient en grande partie au fait que tous les personnages, toutes les paroles sont de bonne foi. Le psychologue croit dur comme fer au syndrome de Leeman-Ketley qu’il a inventé, comme on « invente » un trésor ; sa femme utilise de bonne foi les doutes de la communauté scientifique pour faire exploser ses frustrations conjugales, à moins que ce ne soit l’inverse.
Tout le spectacle, à tous les niveaux, fiction, video, mise en scène, est une formidable machine à explorer la manipulation. L’auteur a voulu retourner la mode des spectacles « verbatim » qui trouvent leur légitimité dans la garantie que « ce qui suit a été retranscrit mot pour mot… ». Ici, à l’inverse, à commencer par le fait-divers, compilation de diverses affaires récentes en Grande-Bretagne, nous avons l’assurance que « tout est faux ». Mais avec une direction d’acteurs extraordinaire. Dans toute cette machine à illusion, ils apportent un incroyable et fascinant poids de vérité. Aurélie Edeline (Donna) et Olivia Willaumez (Lynn, sa mère), ont une présence saisissante, comme Marie Lounici (l’épouse du psychologue), qui entre en jeu plus tard ; les trois hommes ne sont pas en reste : Jean-Pierre Becker, l’ami Jim, Vincent Garanger, le psychologue, Anthony Poupard, le mari. Tous font un incroyable travail de crédibilité, et c’est précisément l’enjeu et l’objet de la pièce. Même si cela va parfois jusqu’à l’ennui, dans l’insignifiance des propos à tel ou tel moment de l’ »enquête » ; il arrive qu’on regarde sa montre, comme on le ferait au cours d’un vrai - mais on n’ose plus employer ce mot qu’avec précaution – procès.
Il reste que la pensée est captivée, capturée par le vertige de la représentation. On savait déjà qu’il n’y a pire piège, au regard du vrai, que celui de la sincérité. On en a ici la démonstration presque mathématique, avec, en même temps, impossibles à détricoter de cette démonstration, des moments d’émotion très forts, celui où le mari se met à parler « quand même », la confrontation des deux femmes, « maman, me crois-tu coupable, oui ou non ? »…, où le mensonge devient la seule vérité possible. La machine à penser politiquement ne s’arrête jamais. C’est passionnant.
Christine Friedel
Théâtre National de la Colline – 01 44 62 52 52 jusqu’au 5 février
http://www.dailymotion.com/video/xdm3uu