Suréna
Suréna de Corneille, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman.
À l’occasion de son diptyque cornélien – Suréna et Nicomède- interprété par les mêmes comédiens, Brigitte Jaques-Wajeman illumine les sphères éternelles de la passion mélancolique, assombrie par les enjeux de pouvoir, tout particulièrement dans Suréna.(1674) ,dernière pièce de Corneille, qui appartient, selon l’appellation de la metteuse en scène Brigitte Jaques-Wajeman, exploratrice confirmée de ces contrées théâtrales classiques, au cycle « colonial » dont font aussi partie La Mort de Pompée (1641), Sertorius (1662) et Sophonisbe (1663).
En d’autres termes, Corneille prend plaisir à décliner et à déplier les rapports de pouvoir et de domination que Rome, colonialiste et prédatrice, a su infliger aux contrées avoisinantes, comme au reste connu de la terre.
Telles des résonances contemporaines d’un bout à l’autre de la planète , sont ici perceptibles les conflits d’enjeux politiques et d’ambitions personnelles, les rapports de force tendus et cruels qui mènent forcément à l’élimination des plus faibles – les roitelets grotesques d’empires de pacotille, de petits dictateurs en puissance qu’ont pris plaisir à dépouiller les « grands », les tyrans d’aujourd’hui dans leurs traditions colonialistes.
Suréna nous conduit ainsi aux confins de l’Empire romain dans une situation post-coloniale : les Romains ont décampé et les Parthes sont libres. Le roi Orode ne doit la vie et la restitution de son propre trône qu’au vaillant et glorieux lieutenant Suréna. Aussi, pour asseoir sa suprématie présente contre une Rome éternellement menaçante, Orode souhaite-t-il que Suréna épouse sa fille, tandis que son fils, le prince Pacorus, épousera de son côté, Eurydice, la fille du roi d’Arménie, fortifiant ainsi son royaume de l’adjonction de l’Arménie.
Mais la passion amoureuse entre la belle et passionnée Eurydice et le ténébreux Suréna en décide autrement à Séleucie sur l’Euphrate (dans l’actuel Iraq) , vers 50 avant Jésus-Christ.
Corneille écrit Suréna, avant le silence des dix années qui a précèdé sa mort. Il maîtrise pleinement l’art de l’intrigue dramatique – conjugaison entre la dimension politique et historique et la dimension intime de l’être- comme l’art de l’alexandrin qu’il fait résonner profondément sur les scènes attentives. Plusieurs fois se fera entendre comme une litanie ce merveilleux trimètre : « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. »
Les personnages revêtent alors une parure racinienne qui dévoile la seule voix abyssale du cœur et de l’âme. Qu’est-ce que la main de l’épousée accordée à l’épouseur, si elle n’est offerte avec le cœur ? Voilà la situation du Prince Pacorus qui voudrait conquérir l’impossible chez Eurydice – la passion d’aimer, quand elle n’est pas là d’emblée chez l’amante. Ce prince inconstant avait promis ses feux à la sœur de Suréna, Palmis, confidente d’Eurydice.
Il aurait fallu que les premières amours du Prince Pacorus reviennent à Palmis, libérant ainsi Eurydice et Suréna. Mais le jeune Pacorus est bien vaniteux, et son père , le roi Orode, ne tolère pas de devoir son royaume reconquis au loyal Suréna qui lui fait de l’ombre. Contre le bonheur des amants et dans l’oubli d’eux-mêmes, ils chemineront jusqu’à la mort dans la mélancolie de la perte.
La scène est traversée en diagonale par une longue table , couverte d’une nappe riche et brodée où sont posés un bouquet de fleurs blanches champêtres et une couronne de roi dorée: les ombres alentour peuvent œuvrer tranquillement selon une pente strictement tragique. Dans son élégante robe blanche, Eurydice (Raphaèle Bouchard) pourrait être une fleur du bouquet royal, un rappel floral et fragile du prix de la vie quand l’amour s’en mêle.
Dans une fougue et un élan juvéniles, elle évoque l’absolu de son désir pour Suréna (Bertrand Suarez-Pazos) dont le silence et la parole atteignent tout autant la hauteur de ces sentiments élevés. La sœur, Palmis ( Aurore Paris), une personnalité rare, touche à une grâce à la fois lyrique et acidulée. Quant au Prince Pacorus, il est convaincant dans sa douleur, son humiliation et sa rage de ne pas être choisi par celle qu’il aime. Le roi Orode (Pierre Stéfan-Montagnier) ne cache qu’à peine un esprit bas et calculateur, avec panache et brio : il se débarrasse lâchement de qui l’importune.
Une mise en scène exigeante qui fait entendre les belles liaisons et diérèses intérieures du vers cornélien, tout en donnant à goûter les beautés du cœur au milieu du chaos du pouvoir, sourd aux bruits intimes du monde et aveugle à l’enchantement des âmes.
Véronique Hotte
Suréna, de Pierre Corneille ; mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman. Jusqu ‘au 13 février 2011.
Nicoméde, de Pierre Corneille ; mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman. Du 29 janvier au 12 février 2011.
Théâtre des Abbesses- Théâtre de la Ville 31 rue des Abbesses 75018 Paris Tél : 01 42 74 22 77