Claire en affaires-Dealing with Clair
Claire en affaires de Martin Crimp, traduction de Jean-Pierre Vincent et Frédérique Pain, mise en scène de Sylvain Maurice.
Martin Crimp, dramaturge anglais de 54 ans est maintenant bien connu dans le milieu théâtral français et européen avec des pièces comme Atteintes à sa vie, sans doute la plus connue qui a été traduite en vingt langues!Le Traitement, La Campagne, Getting attention, Tendre et cruel ou La Ville.( Voir les articles du Théâtre du Blog du 29 janvier, 24 mai et 8 juin 2009).
Nous avons vu toutes ces pièces à chaque fois avec beaucoup de plaisir , surtout La Ville monté de façon remarquable par Marc Paquien au Théâtre des Abbesses. Claire en affaires, écrite il y a 22 ans, n’a pas une ride, et a même quelque chose de prophétique quant à la spéculation immobilière actuelle.. Et Sylvain Maurice qui voit son théâtre “ comme à la fois très jubilatoire et très cruel et où il y a une forme d’intelligence ludique”, a réalisé une mise en scène de tout premier ordre.
Claire en affaires a pour scénario l’histoire d’un jeune couple qui semble plutôt sympathique Mike et Liz ; ils ont un bébé de six mois dont est censée s’occuper une jeune fille au pair napolitaine, et vivent, à Londres, dans une maison qui a trois chambres, dont une n’a pas de fenêtre! et où ils logent la jeune fille.
Mais ils veulent vendre cette maison par le biais d’un agent immobilier , Claire qui a une trentaine d’années, indépendante mais visiblement très seule. Le “jeune couple sympathique” veut vendre cette maison mais Liz comme Mike ont des principes moraux et ne veulent pas profiter de la situation de l’immobilier pour faire monter le prix .Gagner de l’argent pour le vendeur , faire baisser le prix chez l’acheteur: on est bien dans une situation infernale, où les gens se détruisent sans s’en rendre compte, d’autant plus que les sommes en jeu sont très importantes.
Et ce ne sont pas seulement eux qui mais toute la société qui, à cause de ces petits coups de canif dans le contrat social, va s’en trouver changée. Mais quand James, l’acheteur bobo éventuel que Claire a déniché , la cinquantaine élégante, qui prétend être assez riche pour acheter cash , se présente pour visiter la maison, les beaux principes de Mike et Liz se fissurent. L’ arrivée de James, (photo ci-dessus avec Claire ), comme dans beaucoup de pièces classiques, va agir comme une sorte de révélateur de ce qui était soigneusement enfoui. Comme le dit très bien Sylvain Maurice: “ Ils ne sont pas consciemment cyniques (…) et leur pensée semble s’inventer dans l’instant comme tous les personnages de Crimp”. Et Mike va devenir un redoutable partenaire quand il s’agira d’argumenter, et de faire monter le prix, même si cette maison n’est pas aussi impeccable qu’il le prétend, si les poutres qui soutiennent le salon sont en mauvais état et si la troisième chambre n’a pas de fenêtre!
Quant à James, qui prétend donc être très riche, ce qui reste à prouver, il parle beaucoup d’art, d’architecture avec brio, même si cela reste assez superficiel ; il est à la fois séduisant et intelligent mais l’on s’aperçoit vite que c’est un mythomane, peut-être très pervers et dangereux, et qu’il s’invente une vie qu’il n’a pas. Mais, comme il possède, comme peu de gens, le pouvoir de faire rêver , on aurait quand même tendance à le croire. Et quand il parle de ses voyages en train qu’il préfère à tout autre moyen de locomotion, il en devient lyrique… Claire semble assez fascinée par le personnage. Mais, dans une admirable et presque dernière scène, influencée par Hitchock, on le voit téléphoner, comme au début de la pièce l’on voit aussi Claire téléphoner: il est seul et il hurle, en disant qu’il est dans la maison de Claire, mais qu’elle n’est pas disponible.. En fait, on peut tout imaginer mais plus sûrement le pire. Mais Martin Crimp n’en dit rien. Claire en affaires n’a cependant rien d’une pièce policière mais nous renvoie à nous-mêmes et à la banalité de la violence entre les êtres.
Mais comme l’indique aussi Sylvain Maurice, le langage des personnages de Martin Crimp n’est plus seulement un moyen de communication mais une arme redoutable pour qui sait s’en servir. et les dialogues ciselés des très courtes scènes du dramaturge anglais ressemblent souvent à des dialogues de film mais, pas moyen de s’y tromper, ce qui se dit comporte une part de non-dit encore plus importante avec des blancs que le spectateur est prié de remplir au gré de son imagination.
Mais on ne sait finalement trop rien de ces personnages assez opaques mais dont l’histoire ne cesse de nous intriguer. Qui sont finalement Liz et Mike? Que savent-ils de la disparition de Claire? Ont-ils ne serait-ce qu’une part de responsabilité dans cette histoire des plus glauques? On ne le saura jamais…
Martin Crimp est passé maître depuis longtemps dans l’art de construire des dialogues aux propos insignifiants, aux clichés usés que ses personnages disent d’un ton détaché, sans avoir l’air d’y toucher. Et pour faire bonne mesure, il redonne à d’autres personnages des répliques que l’on a déjà entendues quelques minutes avant. Et cet art du langage, toujours plein d’humour, est parfois d’une cruauté incroyable, sans psychologie apparente. Martin Crimp est très habile, et grâce à ce langage extrêmement élaboré, le public devine tous le petits et gros mensonges, les intentions cachées, la mauvaise foi, comme l’aveuglement de chaque personnage.
Sylvain Maurice a demandé à Marie La Roca une scénographie qui est réussie; c’est, presque hyperréaliste, un salon petit bourgeois doté d’un seul grand canapé et d’une petite table où tout est laid, mal éclairé par des lampadaires et des appliques minables. Il n’y a même pas de rideaux aux trois fenêtres à guillotine. C’est un bel espace de jeu pour les comédiens qui ,très bien dirigés, sont tous impeccables, en particulier: Sharif Andoura absolument remarquable dans Mike et Gérard Watkins qui compose un James complexe assez effrayant, et Odja Lorca, très crédible dans cette Claire énigmatique.
Pas de vidéo, pas de micro H F mais du vrai théâtre, même si la pièce, à la fin, fait un peu du surplace. On peut être éventuellement déconcerté, du moins, au début par ces dialogues très ciselés, un peu insolites peut-être pour des Français peu habitués à ce type de théâtre mais tout à fait passionnants dans leur vérité cachée. Comme la mise en scène , la direction d’acteurs de Sylvain Maurice est vraiment de tout premier ordre, n’hésitez pas à entrer dans l’univers étrange et bouleversant, à la limite du fantastique, de Martin Crimp. Et vous n’avez aucune excuse:le spectacle n’est pas long : une heure quarante cinq et il y a une navette gratuite depuis l’Etoile pour aller et revenir de Sartrouville.
Philippe du Vignal
Nouveau Théâtre CDN de Besançon et de Franche Comté jusqu’au 19 février et du 1 er au 5 mars au Théâtre de Sartrouville CDN; le vendredi 18 mars au Théâtre de Mâcon Scène nationale et le 7 et 8 avril à la Scène Watteau Théâtre de Nogent-sur-Marne