TIMON D’ATHÈNES de Shakespeare, conception sonore et interprétation Doctor L, mise en scène de Razerka Ben Sadia-Lavant.
Timon d’Athènes, pièce d’une actualité brûlante en ces temps de grand gaspillage des riches, a connu des mises en scène qui ont marqué les mémoires : celle de Peter Broook pour l’ouverture des Bouffes du Nord avec François Marthouret dans le rôle-titre; en 2006 celle de Victor Gautier-Martin à l’Aquarium avec une insolite et efficace distribution féminine, hormis le rôle titre tenu par un homme. Celle enfin de Habib Nagmouchin qui avait monté la pièce avec Denis Lavant, dans son petit théâtre de la Boutonnière en 2007. Timon est riche, il est généreux et prodigue à tous ses amis venus faire ripaille chez lui de splendides cadeaux. Il fait fi des avertissements de son intendant et se laisse peu à peu ruiner par les flatteurs. «Chaque homme a ses défauts, le sien est d’être intègre».
Tel Job sur son tas de fumier, il se retrouve dépouillé de tout, abandonné par ses faux amis qui lui refusent tout crédit. Il en conçoit une aversion totale pour l’humanité. Réduit à gratter la terre pour se nourrir, il trouvera de l’or qui lui servira à se venger. Razerka Ben Sadia-Lavant a voulu réunir deux mondes, Shakespeare et le slam, avec son mari dans le rôle-titre ; des mécènes comme Agnès B, Azeddine Alaïa et Yamamoto lui donné plusieurs dizaines de costumes suspendus au- dessus du plateau.
La voix de tous les acteurs est sonorisée, mais on a beaucoup de mal à écouter le texte accompagné en permanence par la musique du Doctor L, dans un anglais incompréhensible pour les connaisseurs de Shakespeare! Les comédiens changent très souvent de costumes qui viennent joncher le plateau, et l’on se perd à la recherche du sens du spectacle. Denis Lavant, qui reste un acteur prodigieux, prend tout de même du relief au moment de sa déchéance et Dr de Kabbal a une belle stature en poète et Alcibiade également avec une voix de stentor..
Mais le succès auto-proclamé sur les 52 pages de la note d’intention n’est pas ressenti comme tel par tout le monde…
Edith Rappoport
Timon d’Athènes de Shakespeare, adaptation libre de Sophie Couronne et mise en scène de Razerkia Ben Sadia-Lavant.
Cette version courte (une grande heure) entre rap et slam de Timon d’Athènes « déménage » de façon plutôt sympathique sur le plateau des Métallos. Avec Denis Lavant et sa présence délurée dans le rôle – titre, secondé par des artistes de la voix et du rythme comme Dr de Kabal, figure majeure du slam en France, Casey, rappeuse engagée , Marie Payen, comédienne à la blondeur efficace ou enfin le rappeur new-yorkais Mike Ladd. Ces personnalités un peu rudes et un rien provocatrices – juste ce qu’il faut -, invitées par extraordinaire sur une scène de théâtre, se prêtent au jeu galamment, et évoluent dans un univers sonore free jazz créé par Doctor L .qui joue sur scène.
Timon, noble d’Athènes, règne sur tous par ses dons et ses largesses : celui qui le sollicite devient aussitôt l’un de ses proches. Le généreux Timon semble orchestrer un bonheur général fondé sur le don, l’amour, le partage, mais à sens unique : on ne lui rend pas ce qu’il donne. Certes, cet « amour »-là semble bien superficiel, fait d’émotion facile et de complaisance et tient d’une relation vide à l’autre, tournée vers un soi narcissique. Un jour, arrive ce qui doit arriver: la ruine financière! Timon n’a plus rien et ne fait qu’emprunter ce qu’il donne.
Tiré de sa béate extravagance, il demande de l’aide aux sénateurs et à ses « amis » pour satisfaire les créanciers qui l’agressent. Tous se défilent et n’honorent en rien leur dette morale. C’est l’écroulement pour Timon : il bascule dans une haine aussi totale… et pris de rage et de dégoût, il multiplie les imprécations aux traîtres qu’il a invités pour un dernier festin. Il se retire ensuite loin d’Athènes en maudissant la ville et en appelant sur elle fléaux et désordres, maudissant aussi le pouvoir de l’or, un or qu’il trouve encore à ses pieds dans la nature et continue de distribuer aux quémandeurs qui affluent …
Timon injurie et maudit ses « doubles », le philosophe et le poète. Haine et ressentiment sont des sentiments qui se déclinent à toutes les personnes et à tous les temps. Sur scène, la tension ne faiblit pas et l’attention agacée du spectateur est plutôt tenue en éveil ; ça balance pas mal entre joutes oratoires, déclamations échevelées, et échanges de monologues subversifs jetés à la face de l’autre. Un acteur, une actrice, un slammeur et une rappeuse – toisent le public et le bousculent « méchamment », droit dans les yeux, comme dans les rues âpres et dangereuses de la ville sombre et sans partage.
Pleuvent ainsi pêle-mêle au micro: condamnations, imprécations, humiliations, fautes et impiétés répertoriées, manquements et trahisons de l’ennemi qu’on croyait ami. On voit sur scène des portants avec plein de vêtements chics et tendance, paillettes, tenues de soirée et smokings: chaque comédien se dévêt précipitamment à vue en rejetant ses vêtements en l’air derrière soi.
Cris de haine contre une société de gâchis et de mensonge où chacun s’approprie son dû contre l’autre en le dépossédant : une jungle sociale et vaine où les règles ont disparu. Les corruptions sont de tous les temps… Le spectacle est efficace, même si le verbe shakespearien, affaibli par sa traduction au goût du jour, a perdu de sa poésie et de sa force incantatoire.
Reste l’énergie, le souffle et la hargne, ce qui n’est déjà pas si mal pour condamner à jamais ce qui ne peut être accepté: les petits vols individuels à l’insu de la collectivité…
Véronique Hotte
Maison des Métallos, 94 rue Jean-Pierre Timbaud 75011 Paris jusqu’au 12 mars du mardi au vendredi 20h, samedi 19h .Réservations : 01 48 05 88 27