Vérité de soldat
Vérité de soldat, texte de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, mise en scène de Patrick Le Mauff.
Après une tournée européenne et un passage au Festival des francophonies en Limousin, l’équipe de trois comédiens de bamako est arrivée à Ottawa pour une exclusivité nord-américaine avec cette docu-fiction sur la politique post indépendantiste de leur pays. Les moyens étaient discrets. Un grand écran sert de toile de fond à un plateau quasi vide. Assis à une petite table côté cour le personnage d’Amadou Traoré.
Joué par Michel Sangaré, Traoré est l’ancien collaborateur du chef socialiste Modibo Keïta qui avait pris le pouvoir au Mali tout de suite après l’indépendance en 1960. Modibo Keïta, devenu un ami de Fidel Castro – les acteurs maliens continuent à se former, m’a t-on-dit, au conservatoire de la Havane – devait être renversé en 1968 par un soulèvement militaire et fut alos mis en place un régime extrêmement répressif. Ce régime militaire, dirigé pendant un certain temps par Moussa Traoré, a pris fin en 1991.
Ces informations sont révélées au fur et à mesure du spectacle qui est avant tout une conversation entre trois interlocuteurs qui ont tous joué un rôle dans les événements dont il est question ici : Amadou Traoré le collaborateur de Keïta, le capitaine Soungalo, militaire ancien para qui a arrêté le chef socialiste lors du coup d’état, et Catherine, fruit d’un viol de l’armée malienne qui luttait contre les forces françaises.
Une telle complexité d’événements aurait pu poser des problèmes de compréhension pour un public non averti mais l’auteur et le metteur en scène ont réussi à faire passer le récit, dès les premiers moments, grâce à la projection de films d’information de l’époque et grâce surtout, à ces conteurs rompus à la pratique théâtrale et aux techniques traditionnelles du griot qui assure la transmission de l’histoire.
Le spectacle est un mariage très heureux entre un certain réalisme associé au théâtre politique, et le jeu des conteurs qui filent leurs récits avec force, humour, énergie et avec toute la présence corporelle et orale nécessaire pour retenir notre attention. Patrick Le Mauff grâce à une caméra fait projeter des visages en gros plan. Ainsi, la mise en scène évoque les têtes parlantes d’un reportage télévisé, en renforçant l’authenticité de ces personnages qui semblent conter leur propre histoire. La caméra, d’abord placée sur la petite table, est braquée sur Catherine et capte les larmes qui coulent sur ses joues lorsqu’elle supplie Traoré de ne pas publier son livre, inspiré des expériences d’un certain Capitaine Soungalo Samaké. Ce récit sanglant des guerres fratricides risque de fracturer le pays selon elle. Mais Traoré, pour sa part, insiste sur la nécessité de dire toute la vérité pour atteindre une réconciliation nationale, même si lui aussi a été torturé par Soungalo pendant le régime des militaires. Il faut guérir les plaies du passé et réapprendre à vivre ensemble. Dès les premières répliques, la problématique est posée.
Le spectacle correspond aux travaux des commissions de vérité et de réconciliation mises en place en Afrique du Sud dès la fin de l’Apartheid et qui se sont répandues à travers tout le continent. Cette équipe artistique, qui s’est inspirée des mémoires du Capitaine Soungalo qui raconte toutes les atrocités dont il a été témoin et parfois même acteur, croit aux effets thérapeutiques de la vérité sur l’avenir de leur pays.
Et c’est réussi: Adam Bagayoko assume la voix de Soungalo, celui qui a rédigé les mémoires que Traoré veut publier et qui fournit la matière de la pièce. Soungalo, assis sur une chaise, répond aux questions d’un spectateur anonyme qui l’interroge sur son passé.
Gros plan sur Soungalo: l’homme qui lui pose des questions est sans doute Traoré l’éditeur mais cela pourrait être n’importe quel habitant de Bamako qui veut savoir ce qui s’est passé pendant cette guerre civile. L’idée de Le Mauff est excellente: on a l’impression que la salle participe vraiment à la discussion. L’homme sans nom écoute et réagit en émettant des signes d’approbation, des sons de curiosité, et il utilise les stratégies de l’oralité pour entretenir le contact avec celui qui se confesse sur scène, et pour assurer la continuité du récit.
Le jeu de Bagayoko, retransmis par la caméra, est un exemple des techniques remarquables du Kotéba, le théâtre comique traditionnel de l’ethnie Bamanan du Mali dont le but est précisément de prêcher la réconciliation lors de situations conflictuelles comme celle-ci. Alors que Soungalo révèle son propre rôle dans l’arrestation du président Keïta et dans les atrocités commises par les militaires. Mais il insiste aussi sur les liens complexes avec l’armée française et sur son arrestation par le régime des militaires maliens. Cette absence de linéarité pourrait prêter à une certaine confusion sur le processus historique, mais le jeu de Bagayoko/Soungalo nous attire par sa présence, malgré les situations sinistres qu’il nous raconte. On est fasciné par son autodérision, ses sarcasmes, la vitalité des anecdotes qui expliquent les actes de vengeances, les massacres et la folie meurtrière qui s’empare de ceux qui ont le pouvoir ; et on mesure toute l’étendue de sa clairvoyance.
Malgré quelques difficultés avec les accents auxquels l’oreille doit s’habituer ( mais les récits et dialogues en bamanan étaient surtitrés), nous avons pu suivre une leçon d’histoire donnée par les habitants d’un pays qui l’ont vécu. C’est une forme de théâtre très efficace pour débattre des conflits qui ont déchiré un pays, mais le spectacle est aussi le modèle d’un théâtre politique où expériences personnelles et collectives se recoupent et se nourrissent mutuellement. Avec une perception plus approfondie de l’histoire… Ce spectacle est un moment de stimulation intellectuelle tout à fait remarquable.
Alvina Ruprecht
Théâtre du Centre national des Arts, Ottawa jusqu’au 12 mars.