Le siècle d’or : La Célestine, de Fernando de Rojas, et Don Juan, de Tirso de Molina , mise en scène Christian Schiaretti
Entre Rojas et Tirso de Molina, un bon siècle où se forge la grande dramaturgie espagnole. À eux deux, ils ont inventé rien moins que La Célestine, et Don Juan: deux personnages fondateurs du théâtre européen… D’un côté, une « mauvaise femme », entremetteuse, ancienne prostituée, un peu sorcière, un peu médecin, un peu prêteuse sur gages. On la retrouvera à l’arrière-plan dans le personnage de la vieille de l’École des femmes (on n’échappe pas à Molière, qui débute au milieu du XVIIe siècle, au moment où meurt Tirso de Molina), et dans les « marchandes à la toilette » des romans de Balzac, et jusqu’à Zola, puis chez la Mère Courage de Brecht.
Très intéressante, cette femme : aucun sens moral, mais celui des affaires, l’obsession des (anciens ?) pauvres pour le moindre gain, dangereuse, bouffonne, vieille mais pétant d’énergie, se jouant de la religion mais croyant dur comme fer à la Vierge Marie et à tous les saints, et d’une vitalité inépuisable… Elle remplit intégralement la profession misogyne de Simpronio sur les femmes: « coquettes, changeantes, menteuses, sans âme » ; bref au moins « mille et trois » vices et défauts et un chapitre « à durer jusqu’au soir », mais elle la remplit avec panache, en hardie revancharde, et se relève de toutes les chutes, avec le courage d’assumer ses instants de faiblesse. Peut-être est-ce là la touche moderne donnée par la mise en scène; même contre deux hommes, elle est proprement in-tuable. Elle tire à elle la Tragédie de Calixte et Mélibée. Calixte a été ébloui par la vue de Mélibée, Mélibée et sa vertu ont été choquées par l’aveu de Calixte, celui-ci a recours à la Célestine qui verse le poison des douces paroles dans l’oreille de Mélibée (où l’on voit que « les enfants se font par l’oreille »), et le coup est fait, l’amour et le désir sont plantés dans les corps, pour une lourde cassette et une chaîne d’or dont périra la sorcière. San doute, son art dans la contagion du mal y est pour quelque chose : bien fait, ses leçons d’immoralité ont été trop bien écoutées. À la fin de la pièce, tous les méchants sont tués, ainsi que les amoureux trop pressés : à escalader les murs des jardins, on tombe parfois de haut.
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Quant à Don Juan. Il a fallu que Mozart passât par là pour qu’il devînt le type même du séducteur. celui Tirso de Molina n’est que le Burlador de Séville, et celui de Molière « un grand seigneur méchant homme » qui s’ennuie très vite quand il veut séduire deux pauvres paysannes….
Quant à notre Don Juan : voilà un fils de famille, très protégé par son père, très protégé par le Roi, qui, d’abord à Naples, puis à Séville, a pour principale distraction de coucher avec toutes les femmes qui lui échappent tant soit peu, promises à un autre par exemple. Alors, il se fait passer soit pour le fiancé, soit il fait de la surenchère en promettant un mariage avantageux, quand il ne surprend pas tout simplement la belle dans son lit, en brisant quelques portes et en compromettant la dite belle : tant pis pour elle si elle n’a pas su défendre ses verrous et sa vertu.
Tout ça au grand galop, au jour le jour, sans mémoire, si les politiques ne venaient exiger de lui l’impossible : sauver les apparences. Évidemment, ça s’aggrave et le Roi l’abandonnera à la mort : trop de scandale… Ne pourront le pleurer que son père et Catalinon, le fidèle valet, confident peut-être ami, « faiseur de remontrances » sans effet.
Tirso de Molina a créé là un type, via Molière qui l’avait lui-même reçu des Italiens, celui du « coureur », du séducteur pressé, dont l’ardent et perpétuel désir est tué net par l’assouvissement. Inutile d’insister sur l’abondance de la littérature donjuanesque, encore vivace au XXe siècle, alors que la libération des mœurs a achevé celle de la Célestine.
En tout cas, la réunion des deux pièces et de ces deux « types » donne une image terriblement ambiguë d’un théâtre « auto-sacramental » censé terroriser où la lourde main de Dieu est censée terroriser , en s’abattant sur ceux qui se soumettent à la loi diabolique et féminine du désir, et de la séduction. Ce théâtre-là, où rien ne nous est caché, tient plus du feuilleton que du drame.
Il a aussi un côté pédagogique : dans leur langue vive, les personnages populaires nous bardent de proverbes, tandis que les « grands » nous emmènent dans des considérations plus châtiées. En même temps, c’est un grand cinéma de capes, d’épées et de balcons.
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Le dispositif bi-frontal de Renaud de Fontainiau sert et éclaire à la fois cette cavalcade : tout se joue sur un immense praticable, une rue que la projection de décors lumineux horizontaux (avec de vraies trouvailles à découvrir) transforme en église, jardin, bref tout lieu susceptible de rencontres et d’intrigues. Aux deux extrémités, des portes battantes : tout à tour, vantaux royaux, porte doublement dérobée de la vie secrète et privée, toril lâchant ses monstres lancent le mouvement, qui ne s’arrête jamais.
Dans une belle unité entre scénographie et jeu : on ne dira pas que les acteurs – Hélène Vincent en tête, dans la Célestine - « en font trop », ils jouent à la mesure de l’énergie dégagée par le texte, parfois en accéléré dans La Célestine avec quelques récits en résumé, pour que la pièce ne dure pas cinq heures. La troupe, qui réunit les jeunes comédiens permanents du TNP et – on a envie de dire, des « vieux routiers » de ce que l’on appelait la « décentralisation », fonctionne à merveille.
Que demande le peuple ?
Christine Friedel
Théâtre de Nanterre-Amandiers, en alternance jusqu’au 6 avril .
T: 01 46 14 70 00