La Langue coupée en 2
La Langue coupée en 2, écriture et mise en scène de Pierre Fourny.
Pierre Fourny, il y a presque quelque trente ans déjà, avait créé le groupe A.L.I.S. avec sa comparse Dominique Soria, où, grâce à d’ habiles détournements de morceaux d’affiches publicitaires-images et textes- il parvenait , avec l’aide de projections, à créer un univers poétique de grande qualité, au croisement des arts plastiques, de la danse, et de la performance, et du théâtre.
Depuis 99, Pierre Fourny s’est plutôt dirigé vers ce qu’il nomme » La Poésie à 2 mi-mots » qui consiste à produire des couples, voire des groupes de mots dont chacun est constitué de la moitié supérieure ou inférieure d’un autre mot. Chaque lettre, coupée horizontalement par le milieu, comme il le démontre avec beaucoup de savoir-faire et de sensibilité, a exigé évidemment de créer une police de caractères spécifique. Ce qui doit normalement permettre de combiner le bas et le haut de chaque lettre avec le maximum d’autres lettres de façon à créer un autre mot . Vous suivez?
Et notre homme a même profité de l’informatique pour créer un logiciel capable de l’aider à fabriquer cette fameuse « police coupable », à condition qu’elle soit écrite en caractères latins. « Le résultat, dit-il, débouche sur des listes de mots qui doivent être analysées pour en extraire les pépites qu’elles contiennent : des associations poétiques, humoristiques, parfois saignantes, déplacées ou valorisantes. L’arbitraire de la forme des lettres par rapport aux sons qu’elles désignent déploie ainsi un potentiel jamais imaginé et inimaginable … Une sorte de réaction en chaîne dans un accélérateur de particules poétiques, aux effets certes limités à la matière verbale, donc pas totalement dénués d’une certaine puissance ».
Des mots se cachent dans les mots, sous les mots, ajoute-t-il avec un sourire amusé. C’est ce qu’il a expliqué en une sorte de vraie/fausse conférence dans le Foyer du Théâtre de l’Odéon. Seul sur un praticable, avec juste un pupitre et un tableau de papier à feuilles tournantes pour argumenter sa démonstration; curieuse et belle coïncidence : à sa gauche le portrait en médaillon de Célimène et, à sa droite, celui de Phèdre, deux dames qui, dans un genre différent, n’ont pas la langue coupée en deux! Sur les fenêtres et sur les miroirs , une affichette prévient que » La Direction décline toute responsabilité quant à la teneur des propos de la conférence à laquelle vous allez assister. » .Sans que l’on y croit plus que cette allusion à Olivier Py qui pourrait de cette manière entraver la liberté d’expression….Pas grave…
Ensuite cette » conférence » commence donc le plus sérieusement du monde par quelques explications à partir d’un beau schéma de tête humaine avec fosses nasales, langue , lèvres, cordes vocales et des 38 signes phonétiques répertoriés, et Pierre Fourny remonte même au très fameux linéaire A crétois (1750-1450 av. J.C.) ; il explique cette vérité première souvent oubliée: pas de son = pas d’écriture. Puis il se lance dans une démonstration assez délirante d’ empreintes de fers à chevaux dans la campagne de Fère-en-Tardenois ( autrefois fief de Paul Claudel), où il a installé son atelier de production. Petite ville consacrée capitale mondiale de la Poésie à 2 mi-mots, dont la boîte à lettres de la mairie témoigne de cette consécration : le mot LETTRES quand on soulève le clapet supérieur devient ECRITES…. Pas mal!
Puis on entre dans la phase de démonstration avec quelques exemples de cette construction verbale avec les mots: vase de Soissons : vase coupé en deux = urne ,et Soissons coupé en deux= salopard, soit urne de salopard. Autre exemple: coca-cola permet la création de trois mots :canabis, assassin, paranoïa ,ou encore Total qui donne , toujours par le même procédé : fioul, tueur, fécal. Sans commentaires. Le tout est montré avec schémas en carton noir que Fourny fait habilement glisser sur la table de démonstration. C’est aussi brillant, qu’intelligent et drôle, et l’heure passe très vite, d’autant plus que Pierre Fourny, avec une diction parfaite et beaucoup de sérénité ,ne perd pas une occasion de glisser quelques réflexions sur le langage et avoue à la fin que ses année universitaires où il avait commencé par étudier le chinois littéraire l’ont sans doute bien aidé à s’intéresser aux mécanismes de la phonétique et du langage écrit.
Il finit par un bref récit de ses démêlés avec l’Institut National de le Protection Industrielle qui lui a refusé l’an passé ( Voir le Théâtre du Blog) d’homologuer la marque « La Police coupable » au motif que cette homologation serait susceptible de « porter atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs ». Surréaliste!
Si ce petit/grand spectacle passe du côté de chez vous, ne le ratez surtout pas.
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 22 mars au Théâtre de l’Odéon. En tournée: www.alis-fr.com