Les Naufragés du Fol espoir par le Théâtre du Soleil: dernière en France à Nantes.
Le Théâtre du Soleil constitue une aventure exceptionnelle : durée, qualité, engagement, rayonnement mondial, remise en question permanente. Il n’a nulle part d’équivalent, et on se réjouit qu’un tel théâtre ait pu se créer et exister en France, malgré toutes les difficultés auxquelles il a été, et est toujours, confronté.
Passer un an ou presque, à répéter un spectacle ? Quel metteur en scène assez fou fait encore cela aujourd’hui ? Quels acteurs assez emplis de passion pour maintenir leur confiance, même quand le metteur en scène doute ?
C’est cela l’histoire du dernier spectacle, qui fut aussi celle des Ephémères et de Tambours sur la digue. Des premières annoncées, puis différées, parfois à plusieurs reprises. Des emprunts à la banque. Des nuits sans sommeil. L’art comme travail, l’art comme mode de travail, comme recherche de nouvelles façons de créer ensemble… ( voir l’extrait vidéo à la fin de cet article)
Il faut rendre hommage à la folie, à la confiance, à l’obstination de ces artistes ont su ensemble créer un spectacle de théâtre qui rivalise fraternellement avec le cinéma, qui fait frémir de bonheur et de surprise une salle comble tous les soirs. Il faut l’entendre, le public du Soleil, rire, vibrer, murmurer, pousser de petits cris et des exclamations, échanger des regards. Ce sont cette trentaine de comédiens qui, avec les techniciens, avec les piliers du « Bureau », toute la troupe solidaire dans leur Cartoucherie du Bois de Vincennes — grande province du pays du Théâtre et Palais des merveilles—, sont les vrais naufragés d’un fol espoir, l’incarnation d’une utopie généreuse que Mnouchkine toujours cherché a réaliser, fidèle à elle-même et à ses rêves de 1964. * Celle de faire « le plus beau théâtre du monde » pour un public partenaire, large et diversifié.
La troupe est, et c’est peut-être cela le plus fort dans ce dernier spectacle, un phare dans la nuit.Comme cette tempête dernière image scénique qui précède le salut final à forte intensité émotionnelle. Dans cette ultime séquence, fantastique, la troupe se donne, non pas en exemple- trop de modestie dans leur détermination- mais tout simplement à son art et à ses spectateurs. Cela leur insuffle l’espoir, même ténu, de parvenir à son tour, là où ils sont, là où ils vivent, là où ils travaillent, avec la rigueur, la précision, le respect d’autrui, et le sens de l’ensemble dont ils font preuve : on n’est rien sans les autres, c’est le secret du jeu et de la vie.
Et pour créer les scènes, on a besoin de tous: ceux qui jouent le texte en muet, ceux qui projettent ces textes, ceux qui éclairent avec des poursuites, ceux qui font les reflets de l’eau, le souffle du vent, qui font voler l’oiseau-marionnette, tourbillonner les flocons de neige ou qui secouent les paniers remplis de ces fins papiers blancs, ceux qui font la fumée, ceux qui tournent la caméra, sans oublier celui qui fait la musique et le dispositif sonore — chacun joue puis sert, à tour de rôle.
Et, à la pause entre les deux représentations du samedi, à Vincennes comme à Nantes, des lycéens du public viennent spontanément aider les comédiens à ranger, nettoyer et faire la mise.
Le Soleil démonte et remonte les secrets de l’art théâtral grâce au cinéma naissant, il fabrique du théâtre d’ une façon artisanale et un peu magique comme tout ce qui touche aux synergies humaines, et nous transporte. Ariane Mnouchkine a demandé beaucoup à ses comédiens, à ses collaborateurs, peut-être encore plus que d’habitude, et ils ont tous répondu. Le public aussi.
Certains spectateurs sont revenus, d’autres ont affrété des cars pour venir à 500 d’une même petite ville, les autres enfin ont trépigné au téléphone pour avoir leurs billets, et quand le standard était bloqué, se sont déplacés pour les acheter…Nous avons eu le privilège de voir les grands spectacles de Kantor, ceux de Strehler, de Lioubimov. Je ne peux les partager, autrement que par la vidéo, avec mes étudiants. Mais le public du Soleil couvre quatre générations et les « anciens » se font une fête d’y emmener les plus jeunes.
Ce n’est pas un théâtre de répertoire comme il en existait (et il en existe encore) dans les ex-pays de l’Est, où un spectacle peut se maintenir très longtemps, repris et travaillé chaque fois par un metteur en scène qui avait été formé pour ce travail, et toucher ainsi, différemment bien sûr, plusieurs générations .
Le Soleil,lui, pratique autrement, avec de nouveaux spectacles qui se jouent longtemps et qui tournent dans le monde — les tournées aident à vivre et à continuer —, mais chacun porte en lui-même le souvenir, la marque des précédents dont il émane, conduisant ainsi un dialogue continu avec un public qui attend la rencontre suivante avec impatience, et qui prend plaisir à y emmener ceux qu’il aime, et à retrouver son enfance de théâtre.
On ne dira jamais assez les qualités que l’ « enfance » peut apporter à la création. De grands metteurs en scène et directeurs d’acteurs ont souvent insisté sur cet état nécessaire pour l’acteur, et Mnouchkine là-dessus n’est pas en reste. Mais cela concerne aussi le public.
Un ami nous avait raconté que dans la séquence de Tambours sur la digue où les marionnettes du montreur chinois voguent abandonnées sur le plateau inondé, son petit garçon s’était levé et s’était mis à parler tout haut et à dire, pour lui-même, fasciné : « C’est plus beau que le cinéma… »
Oui, il y a quelque chose de cela dans le rapport du public au Théâtre du Soleil, qui, depuis ses débuts ne cesse de dialoguer avec le cinéma, et qui, avec Les Naufragés du Fol espoir, a trouvé une voie périlleuse et intrigante pour parler de nous, de notre histoire et du théâtre : mettre en scène une troupe de cinéma du temps du muet, qui veut faire un film à partir d’un roman utopique écrit par un Jules Verne au seuil de la mort, et cela, en un temps concentré et mouvementé: un mois avant que n’éclate la Première guerre mondiale qui va mettre fin aux grandes espérances en gésine.
Au Soleil, les mêmes couvertures blanches qui servent à la fois à réchauffer les spectateurs des premiers rangs et à édifier sur le plateau une banquise saupoudrée d’une neige de légers confettis . Le chaud et le froid, et la même « matière première ». La vraie chaleur, et le faux froid… D’emblée, le Soleil nous plonge dans son univers particulier où l’imagination se montre capable de transformer les objets en leur contraire par l’étrange chimie que produit le jeu des acteurs. L’imagination des uns et les techniques des autres font surgir de concert de somptueuses visions, images en mouvement — un naufrage, une tempête de neige, un assassinat historique, le départ d’un gros bateau, la cale du navire englouti sous la mer…
Le mouvement sur scène est incessant, et la salle s’agite aussi. Les spectateurs sont ébahis, subjugués, bouche ouverte… oui, comment ? C’est possible ? Jusque là ? Quel défi ! quelle audace ! Ils osent ! Les « ficelles » exhibées de la construction des images bricolées ne leur enlèvent ni leur magie, ni leur pouvoir d’illusion temporaire: on n’oublie pas une seconde que nous sommes au théâtre.
Ficelles ? le mot n’est pas seulement métaphorique: elles sont bien sur le plateau : câbles bien amarrés en diagonale sur le vaste plateau du Soleil, qui servent à mettre en place les accessoires nécessaires, à faire descendre, monter, tendre, agiter ; fils cousus aux vêtements que l’on manipule pour donner du mouvement aux dessins des corps embarqués dans l’aventure collective, historique et géographique — à travers l’océan et la Magellanie, à la pointe de l’ Amérique du Sud.
Et derrière un bloc de glace, surgit, à pas légers, un nandou emplumé, conduit sous ses plumes grises et son long cou mobile par un comédien qui marche à reculons : l’apparition fragile, tout au fond du plateau, est miraculeuse – moment de détente poétique. On sait que c’est faux, mais on y croit : la salle entière soupire dans un petit rire de surprise heureuse, avant les grandes tempêtes qui lui restent à affronter, avec la troupe.
Il faudrait aussi parler des processus de la création collective, en accord avec l’auteur associée au Soleil, Hélène Cixous et en interaction avec le musicien-compositeur Jean-Jacques Lemêtre, qui permettent une composition stratifiée à plusieurs niveaux subtils. Le spectacle plonge dans la mémoire du jeune XXème siècle, celle dont la génération au pouvoir comme la génération montante se sont éloignées avec les mutations très rapides du monde contemporain. Après une introduction légère, sur un plateau vide, faiblement éclairé et traversé à pas menus par deux femmes en quête d’archives cinématographiques, une voix off raconte, portée par la musique : » Les souvenirs de mon grand-père commencent au Fol espoir « . Voix qui va commenter tout le spectacle, comme le font aujourd’hui encore les maîtres benshi japonais pour les vieux films muets. Le vaste plateau désert du Soleil se présente d’abord comme un grenier rempli de souvenirs ( ici, celui de la guinguette du Fol espoir dont le patron passionné de septième art , mécène sans le savoir, a donné la jouissance à des cinéastes en rupture de ban avec la grande firme Pathé). Il était déjà présent déjà dans certains épisodes des Ephémères, mais les souvenirs cette fois ne sont plus des histoires de familles, mais de civilisation. Celle du cinéma qui s’ouvre. Le festival de Cannes vient de distinguer un film muet et en noir et blanc mais ce » retour » s’est d’abord fait sur une scène, et il a aidé ce théâtre à redonner un sens à des mots bafoués par l’actualité en les soumettant à une opération inhabituelle de lecture (les cartons du muet), dans des scènes politiques dont tout manichéisme nostalgique est exclu.
Au moment du Palmarès cannois, le Soleil donnait sa dernière représentation en France, avant de partir pour Athènes. A Nantes où il était accueilli par le Grand T et par plusieurs théâtres de la région qui avaient co-financé l’opération pour faire partager à leur public l’enchantement du spectacle. Après Lyon où avait eu lieu sa première tournée, le Soleil avait installé la structure nomade, pour un hall du Parc des expositions de Nantes, à Beaujoire. Les élèves de l’Ecole d’architecture avaient imaginé une scénographie pour rendre accueillants les accès intérieurs (affichage, signalisation, décoration des couloirs et de la buvette et aire de déjeuners sur l’herbe), et pour mettre en scène les maquettes de Guy-Claude François, depuis longtemps scénographe des spectacles du Soleil, qui ont été placées dans une pénombre de grenier, autour de la librairie. Espace rempli d’objets anciens, que les plus âgés commentaient aux plus jeunes.
Cette histoire de la troupe dotait ce lieu froid de la chaleur des traces présentes à la Cartoucherie de Vincennes.
Et le public ravi se massait autour des loges exposées sous des rideaux de dentelle et entamaient des conversations avec les comédiens . Un public qui n’hésita pas à applaudir à plusieurs reprises pendant le spectacle même…
* (voir aussi le compte-rendu dans Le Théâtre du Blog du 28 février 2010)
Béatrice Picon-Vallin