La Noce chez les petits bourgeois
La Noce chez les petits bourgeois de Bertold Brecht, traduction de Magali Rigaill, mise en scène de Julie Deliquet.
La Noce chez les petit bourgeois, on l’oublie souvent, a presque cent ans, puisque Brecht l’écrivit en 1919, il avait alors juste vingt et un ans. Et ce n’est sûrement pas un hasard, cette pièce en un acte, est souvent jouée par les jeunes compagnies. On peut y mettre beaucoup de choses, la situer à une époque ou une autre, lui adjoindre de la musique et des chansons, la jouer réaliste ou plutôt poétique.
Bref, c’est une formidable auberge espagnole pour des comédiens réunis en collectif comme c’est le cas avec In Vitro. ou bien d’autres. Comme si la notion de collectif ressemblait peu ou prou à un rempart contre la solitude et le manque de contrats.
Charlotte Maurel, la scénographe, avec trois bouts de ficelle et demi, et du matériel de récupération, a réussi quand même à recréer un univers des années 74 ; soit au sol, un lino imitation de parquet à chevrons en chêne. Une table en verre à roulettes avec un électrophone 33 tours, un petit bar en tour avec bouteilles, un fauteuil tournant de bureau bien affaissé, tous meubles dont personne ne vaudrait plus aujourd’hui, une armoire pauvrette avec un papier à motifs des plus hideux, pur jus années 70 , et enfin deux tables disposées en T, avec une nappe bien laide et des serviettes à carreaux rouges. Plus loin, sur le côté, il y a une banquette en plastique crème à vomir et des chaises tubulaires avec une galette ronde en agglo recouvert de vinyl rouge foncé. Dans le genre laideur poussée à l’extrême, c’est plutôt bien vu.
Les costumes sont, eux, moins réussis et n’ont ni unité ni vérité. Pas bien mais pas grave: on oublie, et on fait avec. Quand on entre dans la petite salle, les invités de la noce sont déjà à table: tout le monde fume , parle fort et boit déjà pas mal; il y a là toute la famille, Jacob et Maria,les deux jeunes mariés, le père qui se lance dans un discours confus et a une forte tendance à parler opérations avec force détails pas très ragoûtants, et insiste lourdement sur le toucher rectal.. Déjà bien imbibé, il se lance dans une imitation de Giscard d’Estaing. On danse le boogie, mais très vite, le repas bascule dans l’ennui et l’agressivité, bref le cœur n’y est pas, ou plus tout à fait et les gens de la famille tous âges confondus, vont se révéler de plus en plus glauques.
En poussant la table pour pouvoir danser, un des invités casse le pied d’une table, et la banquette va s’effondrer aussi. Et comme c’est Jacob, dont Maria est si fière ,qui se vante d’avoir lui-même réalisé les meubles, il n’apprécie pas du tout. Maria, elle, danse en se dénudant les seins et se laisse draguer sous l’œil indifférent de son mari. Bref, la soirée dérape de plus en plus, malgré les desserts apportés par la mère, et on continue à remplir les verres de vin rouge. Les couples commencent à s’injurier et une jeune femme , elle aussi bien imprégnée, révèle que Maria est enceinte.
Les invités, qui n’ont rien à se dire, vont alors à fuir courageusement ce champ de ruines; les deux jeunes mariés se retrouvent seuls, et font un triste bilan: pourquoi on s’est marié? Pourquoi t’as dansé avec cette dévergondée? Malgré tout, mi-pleurant mi-riant, ils vont s’embrasser goulûment – la vie même médiocre reprend le dessus – avant d’aller faire l’amour à moitié nus dans le fond de la scène… Comme pour exorciser cette soirée au triste avant-goût de ce qu’ils vont aussi devenir dans une dizaine d’années: condamnés à vivre en commun une vie de bofs, aussi vulgaires que leur famille venue pour leur mariage, rite obligatoire de passage pour leur entrée dans la société. Et l’on rit mais un peu jaune.
Presque cent ans après l’écriture de la pièce , remaniée en 29, ce petit acte du jeune Brecht tient encore bien la route. Sans doute grâce à la traduction précise de Magali Rigaill qui ne mâche pas les mots de Brecht et tout d’un coup, ils retrouvent une verdeur et une vérité bien savoureuses. Grâce aussi et surtout à la qualité de la mise en scène, et à la direction d’acteurs rigoureuse de Julie Deliquet: avec, en amont, sans doute de nombreuses impros et un long travail en commun: tous les comédiens-pas de vedette et une réelle complicité- ont une formidable aisance sur scène, comme s’ils avaient toujours vécu là, et une belle unité de jeu .
C’est à la fois jubilatoire et insolent. Aucune tricherie, aucune criaillerie mais un ton et une gestuelle toujours justes; les personnages sont bien là, dans une grande proximité avec le public ,même si l’interprétation est parfois inégale. Il faudra que le spectacle se rode; il est encore un peu brut de décoffrage et mieux vaut oublier les justifications théoriques un peu embrouillées de Julie Deliquet. Mais cette réussite de travail collectif qui, « mutatis mutandis, » comme dirait Giscard d’Estaing, rappelle (ne rougissez pas de plaisir Julie Deliquet) les tout débuts du Théâtre du Soleil avec Les Petit bourgeois ou La Cuisine… Si, si c’est vrai, et nous jurons devant Brecht que c’est vrai.
Reste à vendre ce spectacle, et il y a neuf comédiens, et, par les temps qui courent, ce n’est pas gagné. Croisons les doigts pour eux; ils le méritent.
Philippe du Vignal
La Noce ,traduction de Magali Rigaill est éditée chez l’Arche.
Salle Panopée: 11 avenue Jézéquet à Vanves jusqu’au 7 mai; ce 7 mai, il y a, avant La Noce, une reprise du précédent spectacle d’ In Vitro: Derniers remords avant l’oubli de Jan-Luc Lagarce: encore un histoire de famille…