Créanciers

Créanciers, d’August Strindberg, mise en scène Christian Schiaretti

creanciers.jpgDe quoi il retourne, dans la tragi-comédie (intitulé donné par Strindberg lui-même) de Créanciers? Il est question, entre l’Homme et la Femme, de retournements de pouvoir, de puissance, de l’un à l’autre. Vases communicants, vampirisme réciproque : ce que l’un prend à l’autre, l’autre peut le lui reprendre. On a parlé pour le théâtre de Strindberg de « combat des cerveaux », c’est aussi le combat de deux vitalités, et surtout, pour reprendre l’un de ses titres les plus connus, une Danse de

Strindberg s’appuie ici sur le trio obligé de la comédie bourgeoise : le mari, la femme et l’amant. Avec une disposition particulière : Adolf est ici le second mari de Tekla et se vante d’être son amant, Gustaf est l’ex-mari qui pourrait se vanter d’être son ami. Joli schéma d’une harmonie possible, et squelette d’un drame infernal. La première scène est menée entièrement par Gustaf, qui joue avec Adolf comme un enfant qui arracherait les patte d’un hanneton, pour s’amuser, semble-t-il. On assiste, médusé et presque admiratif, à une remarquable entreprise de démolition, sous couvert d’amitié et de bons conseils. La femme est une éternelle enfant, n’est-ce pas ? Et quand un homme a pris la peine de la former, de la sculpter, il doit faire attention à ce que sa créature ne lui échappe pas et ne se retourne pas contre lui… La femme est une goule, qui aspire le principe vital de l’homme, n’est-ce-pas, pauvre Adolf sujet à l’épilepsie ? À deux, ils décident que le « maître » va se cacher dans la chambre voisine, et surveiller l’ »élève » qui doit appliquer la leçon de fermeté et d’autorité qu’il vient de recevoir. Entre Tekla, que nous découvrons beaucoup plus mûre, plus libre, plus gaie que ne nous l’avaient présentée ces messieurs, et l’entreprise de démolition continue, à l’intérieur du couple cette fois.
Tekla ne reconnaît plus celui qu’elle appelait, avec une tendresse suspecte et révélatrice de l’échec amoureux, « petit frère ». Au tour d’Adolf de se cacher, fuyant la « scène de ménage ». Le troisième duo sera celui de Tekla et de Gustaf. Alors, comme dans La maison brûlée, toutes les fausses cloisons sont tombées. Gustav vient réclamer son dû. Chacun est en dette à l’égard de l’autre, mais il se considère comme le créancier prioritaire. Il va faire payer à Tekla les arriérés de ce qu’il a investi sur elle, et à Adolf sa jouissance indue et son statut envié d’artiste. Et là, on n’est plus du tout dans la comédie : le faible Adolf en meurt.
Et pourtant le public prend un plaisir extrême à cette exécution. Ce plaisir est fait d’un peu de sadisme, sans doute, et de quelque chose comme l’intérêt qu’on peut prendre à suivre une partie d’échecs virtuose, même si l’on ne joue pas soi-même. Il est fait surtout d’admiration pour le jeu des comédiens : précis, à la fois sec et engagé – comme on parle d’un jeu engagé dans les sports collectifs – , avec juste ce qu’il faut de trop. Christophe Maltot et Clara Simpson sont excellents en Adolf et Tekla, et Wladimir Yordanoff mène le jeu à hauteur constante. Christian Schiaretti a trouvé en lui, depuis un certain nombre de spectacles, son interprète idéal, son alter ego sur le plateau : métier sans faille, intelligence partagée, énergie, humour à froid, ils ont la même façon de prendre le réel à bras le corps – le propos, la fable, le jeu, le travail de scène – et d’aller au fond des choses en en peaufinant la surface. Un exercice philosophique, on allait dire éblouissant, non : une pensée, une mise en scène au laser, d’une justesse imparable. Chapeau, re-chapeau et triomphe mérité.

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline. du 07 mai 2011 au 11 juin 2011

 

 


Archive pour 11 mai, 2011

Une femme seule

Une femme seule, de Dario Fo et Franca Rame, mise en scène de Bernard Pisani.

C’est une femme seule, enfermée chez elle par son jaloux de mari, qui lie conversation avec sa nouvelle voisine, par la fenêtre. Elle raconte son quotidien, ses deux enfants, son obsédé de beau-frère tétraplégique, le pervers qui la harcèle au téléphone, sa profonde solitude, ses rares échappatoires… Ce monologue qui n’en est pas un, s’étale en un flot de paroles qui ne noient jamais le spectateur mais l’entraînent, par sursauts, et dans un rythme de plus en plus effréné, jusqu’à la folie générale.Brigitte Lucas est seule en scène…Enfin, pas tout à fait : son complice, Romain Mascagni, ingénieusement introduit, s’occupe des bruitages divers, à l’aide d’instruments impensables étalés en fouillis sur son établi. Loin d’être simple technicien, il est pris au jeu, faisant vivre un décor et des personnages invisibles. Il comble le vide et rend palpable l’univers dans lequel évolue la comédienne. En parfaite synchronisation, il l’escorte dans la folie tourbillonnante qu’elle installe et contribue à faire défiler sous nos yeux toute la délirante cohérence du texte.
Brigitte Lucas incarne avec brio une  femme, à la fois sympathique et farfelue ,qui plonge peu à peu dans une démence destructrice. Les accessoires dépareillés qui l’entourent donnent le ton mais sans qu’elle les utilise vraiment, enfermée qu’elle est dans un monde intérieur que sa parole tente d’extérioriser. L’espace théâtral lui-même est contaminé : la comédienne en vient à tourner le décor pour rendre les choses plus claires au spectateur. Et son complice, grâce à des effets sonores et visuels, rend vivant le tableau qu’elle fait d’elle-même.Le drame intérieur se joue sur ce socle, en accord avec une écriture très satirique, proche  de la dénonciation par l’absurde.
On se régale de ce spectacle haut en couleurs et bien rythmé, fondé sur une complicité décidément contagieuse.

Élise Blanc

Au Théâtre du Guichet Montparnasse jusqu’au 11 juin, puis au Magasin-théâtre d’Avignon du 8 au 31 juillet.

http://www.dailymotion.com/video/xi8nys


Mademoiselle Julie

Mademoiselle Julie d’August Strindberg, traduction de Terje Sinding, mis en scène de Christian Schiaretti.

   mllejulie.jpgLe directeur du T.N.P. avait déjà monté Camarades et Père du célèbre auteur suédois.Le diptyque Mademoiselle Julie et Créanciers complètent la représentation de cette  » tragédie naturaliste »; ce sous-titre de Mademoiselle Julie dit bien que la pièce  est surtout fondée  sur la thématique ontologique de la relation homme/femme ».Et Schiaretti a raison de préciser qu’à l’instar des tragédies classiques, le tragique de Srindberg possède  une unité de temps:(une nuit);  de lieu: la cuisine d’une demeure de grands bourgeois., et enfin  d’action avec seulement trois personnages, en fait ,plus souvent deux: Julie la fille du comte  et Jean le domestique; Christine la cuisinière et fiancée de Jean n’étant qu’une sorte de contre-point indispensable.
Avec une difficulté réelle pour tout metteur en scène: comment concilier la situation tragique d’un amour impossible  et un naturalisme évident. Christine fait la cuisine devant nous, Jean cire les bottes du comte, en même temps que se noue une passion dévorante et insoluble dès le départ, sinon par la mort et la séparation entre deux êtres.
Strindberg révèle ici son mal-être permanent, et la question des relations entre hommes et femmes , surtout quand elle ne sont pas du même milieu, l’a visiblement taraudé toute sa vie. Il faut rappeler que sa mère avait d’abord été la servante de son père avant quelle ne se marie avec lui, et lui-même a divorcé trois fois…
Et le dramaturge suédois reconnaît sans détour qu’il a puisé le thème de Mademoiselle Julie, dans la vie réelle; toute la pièce est en fait un « immense règlement de compte entre des êtres dressés les uns contre les autres dans une perpétuelle revendication « comme disait Adamov:  » et un antagonisme violent entre l’homme et de la femme,  fondé sur  un problème d’ascension et de  chute sociale ».  Julie ne peut pas admettre les raisons de Jean , et réciproquement. Finalement ,tout les sépare, même s’ils ont toujours vécu dans la même maison. C’est ce que va révéler cette  nuit de la Saint-Jean, où bien des choses sont permises et où les relations entre maîtres et serviteurs  plus floue qu’à l’habitude: Julie, qui a rompu ses fiançailles est  attirée par Jean, même si l’on ne danse pas avec les paysans ou les domestiques, et même si Jean est déjà fiancé avec Christine la cuisinière.
Et sitôt Christine sortie de la cuisine, elle  se jettera sur Jean qui ne résistera pas bien longtemps.Il a sans doute une revanche à prendre et rêve comme elle mais pas pour les mêmes raisons de s’échapper  de cette maison.Il rêve sans doute d’un ailleurs mais saura se montrer inflexible avec Julie quand il aura besoin d’argent et elle  n’hésitera pas à voler son père pour partir avec lui refaire leur vie à l’étranger,. Même s’il se rend compte que le piège s’est déjà refermé sur cette liaison qui n’ a qu’une issue:  la mort de l’un d’entre eux. Et c’est lui qui, sans état d’âme, qui donnera un couteau de cuisine à Julie pour qu’elle se tue.Il faut une victime sacricifielle mais ce ne sera pas lui:  » Il faut toujours étudier la nature des êtres avant de donner libre cours à la sienne « dira-t-il cyniquement.

Christian Schiaretti a réalisé une mise en scène de tout premier ordre. Avec d’abord une scénographie exemplaire signée Renaud de Fontainieu qui réussit à concilier un naturalisme bien visible: Christine cuisine réellement pour Jean un petit plat qu’elle fera flamber sur un piano de grande maison: plaque chauffante, plan de travail et évier érunis en rectangle, avec four en fonte en dessous, mais, derrière point de murs, juste un espace libre avec  une longue pente qui mène à une double porte coulissante  qui laisse entrer et sortir les personnages, dans un superbe contre-jour.Impressionnant, non de vérisme mais de vérité et d’intelligence. On est à la fois dans le réel le plus terre à terre: la cuisine et, en même temps dans une dimension ontologique, un autre monde où a lieu l’autre vie des personnages dont nous ne savons peu de chose, une vie hors-champ en quelque sorte. Nous avons bien souvent dans ces mêmes colonnes fait remarquer l’insignifiance de telle ou telle scénographie, pour dire combien celle-ci est en parfaite harmonie avec la remarquable mise en scène de Christian Schiaretti.
Cela fonctionne un peu moins bien  , puisqu’il s’agit à peu près du même décor , avec Les Créanciers dont vous rendra compte Christine Friedel. Ce qui est le plus impressionnant c’est la direction d’acteurs de Christian Schiaretti, toujours juste et précise comme sa mise en scène. Pas de détails inutiles , pas de vidéos parasitaires, mais un respect et une intelligence du texte de Strindberg, comme rarement nous l’avions entendu, sans aucun doute grâce aussi à la belle traduction de Terje Sinding . Seul petit bémol, l’introduction de personnages masqués avec des têtes d’animaux: belle image  mais pas vraiment utile.

La pièce est  servie par trois acteurs de tout premier ordre: Clara Simpson dans le petit mais indispensable rôle de Christine, Clémentine Verdier dans une  Julie  et dont elle rend très bien la volonté de possession d’une belle jeune femme qui a visiblement besoin de rompre avec son milieu et qui en voit bien toute l’impossibilité matérielle et morale. Wladimir Yordanoff, exceptionnel dans Jean. Manipulateur, cynique, assoiffé de revanche sociale mais quand même très lucide sur ses faibles chances de réussite, puisqu’elles dépendent de Julie dont il a eu envie mais qu’il n’aime pas. Wladimir Yordanoff fait un travail tout en nuances et sait bien rendre les deux facettes de  ce personnage de Jean, domestique, devenu  d’un extrême cynisme avec celle qui reste la fille de son patron, et  qui, en même temps, reste attentif au moindre coup de sonnette de monsieur le Comte. On n’efface pas des années d’obéissance servile…
Nous venons  d’assister en direct à un moment d’attirance sexuelle, immédiate et foudroyante entre deux êtres dont devine que leur histoire va basculer en quelques heures dans l’irréparable. Echec programmé, malgré l’abnégation de Christine. Et la dernière scène de rupture,  quand Jean laisse Julie, désemparée, partir avec le couteau qu’il vient de lui donner, est de toute  beauté dans  la noirceur d’un rituel de mort qui n’ose pas dire son nom.Noirceur sans doute mais qui, comme toutes les noirceurs , ne cesse de nous fasciner! La mort de Julie  ne préfigure-t-elle pas au fond la chute sociale de Jean le domestique qui se rêvait propriétaire d’un hôtel restaurant?
La fable inventée par Strindberg a plus de cent ans déjà mais reste d’une vérité cruelle: il suffit de lire les pages de faits divers des quotidiens. Et Christian Schiaretti  cette signe là une mise en scène vraiment exceptionnelle.

A voir sans aucune réserve. Vraiment comme Les Créanciers mais peut-être vaut-il mieux voir les deux pièces séparément.

Philippe du Vignal

Théâtre national de la Colline jusqu’au 11 juin. T: 01-44-62-52-52

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