Mille francs de récompense
Mille francs de récompense de Victor Hugo, mise en scène de Laurent Pelly.
La pièce fait partie comme L’Intervention et Mangeront-ils de ce « Théâtre en liberté » que Victor Hugo écrira pendant son exil à Guernesey après s’être enfui, sous un faux nom, d’abord à Bruxelles puis à Jersey, quand celui qu’il nommait Napoléon le petit, fit son coup d’État en 1851. On l’oublie trop souvent mais cet exil, comme celui de Brecht dura presque vingt ans!
Il a alors abandonné le drame romantique pour écrire des pièces en prose d’une facture plus naturaliste; il entend montrer toutes les contradictions de la mécanique sociale où les puissants broient les humbles, incapables de rembourser les dettes qu’ils accumulent, sans cesse sous la menace des huissiers qui saisissent le peu de biens qu’ils ont et les expulsent de leur logis. Pendant que la classe dirigeante, cruelle et cynique, s’enrichit en accumulant les actions sans aucun état d’âme, et se fait construire de superbes appartements… Cela vous rappelle peut-être quelque chose?
Hugo écrit Mille francs de récompense, peu de temps après Les Misérables auxquels cette pièce souvent penser. On fête encore le Carnaval dans ce Paris de la Restauration, et un certain Glapieu, ancien condamné, qui se sait surveillé, essaye par tous les moyens, d’échapper aux filets de la police; c’est un pauvre homme, à la triste mine qui arrive à pénétrer chez Etiennette que tout le monde croit être veuve mais qui est en fait mère célibataire comme on dirait aujourd’hui; elle vit avec son vieux père qui est allongé, très pauvre et malade, et avec sa fille Cyprienne qui est amoureuse d’un jeune et bel employé de banque.La famille survit tant bien que mal.
Mais les huissiers vont pratiquer la saisie des meubles, y compris le piano du vieux père, professeur de chant des quelques rares élèves . Cette saisie doit être faite dans l’heure qui suit et la famille n’a plus aucun moyen financier de s’y opposer. Seul, Rousseline un hommes d’affaires , assez répugnant, chauve et gras, et qui n’a aucun scrupule ni indulgence, a, lui, une solution : » Les malhonnêtes et les maladroits font des friponneries, nous, nous faisons des affaires » ; il va illico proposer à Etiennette d’épouser Cyprienne, en échange de l’abandon de cette saisie! Laquelle Cyprienne ne veut à aucun prix de ce mariage.
Glapieu, lui, planqué dans une penderie, veut fuir par les toits pour échapper à la police ,et il entend tout et se jure de tirer d’affaires les deux malheureuses femmes et le vieux professeur de chant. Il prend souvent à témoin le public, dans une posture déjà brechtienne. Glapieu est un peu comme l’étendard hugolien de l’ honnêteté à tout prix, même s’il lui faudra ensuite défoncer un coffre-fort. A la suite de multiples rebondissements- la pièce est des plus compliquées- Etiennette retrouvera son ancien amant, qui est bien le père de Cyprienne qui pourra se marier alors avec son bel Edgar, et Glapieu aura droit à la mansuétude du tribunal.
« Comment, s’est demandé Laurent Pelly, traiter une forme un peu désuète, tout en parlant au spectateur d’aujourd’hui? Paradoxalement, la solution me parait être dans l’extrême sincérité ». Et Pelly a eu raison, il n’ a pas triché et a assumé ce torrent de dramatique et de grotesque dans une rigoureuse gestion de l’espace. Il a ainsi évité de tomber dans le larmoyant où on aurait pu tomber facilement. C’est un mélo sans doute mais assumé comme tel par Pelly, avec toutes ses complications, ses retrouvailles inattendues, ses bons samaritains et ses horribles magouilleurs, comme on en voit si l’on en veut chaque soir sur les nombreuses chaînes de télé…
Mais Pelly n’est pas tombé dans le panneau du naturalisme, ce qui aurait pu être catastrophique! En fait, et très habilement, il a fondé sa mise en scène avec sa scénographe Chantal Thomas sur une vision très plastique des différents univers que vont traverser les personnages tous habillés en gris ou noir; ainsi l’appartement d’Etiennette-meubles, portes et fenêtres- est dessiné tout en ombres chinoises, comme les personnages immobiles dans le fond quand ils ne jouent pas. C’est sans doute un peu esthétisant mais c’est beau comme devait l’être, au cabaret du Chat noir, les spectacles d’Henri Rivière et de Caran d’ Ache, ou plus près de nous, ceux que nous avions vu de Nicolas Bataille, par ailleurs créateur de La Leçon et de La Cantatrice chauve de Ionesco.
Et il y a ces très belles images de l’entrée illuminée de ce Bal avec ces personnages masqués qui font penser aux sculptures magnifiques de Daumier; c’est Paris en hiver, sur les bords de Seine où erre lamentablement le pauvre Glapieu. La neige tombe sans cesse quand Edgar, désespéré, finit par se jeter dans la Seine où Glapieu n’hésitera pas à sauter pour lui sauver la vie. Cela fait penser parfois aux images que savait concocter avec beaucoup d’intelligence Savary- qui adore faire aussi tomber la neige-à l’époque du Magic Circus.
C’est une belle réussite que cette mise en scène, parce que Laurent Pelly a su manier à la fois humour et crédibilité; il a aussi réuni une excellente distribution -entre autres Laurent Meininger en Rousseline et Jérôme Huguet en Glapieu, tous les deux absolument étonnants- et il y a chez chaque comédien un très beau phrasé et un respect de la langue de Hugo, si bien qu’on oublie que la pièce a, surtout vers la fin, de sacrées longueurs. Il ya en prime de ces phrases du genre: » Vous êtes le bon Dieu » ce à quoi Glapieu répond: » C’est trop d’avancement » ou « La vérité finit toujours par être inconnue » qui préfigurent Ionesco un siècle avant. En tout cas- et c’est rare- le public, en particulier des rangs entiers de lycéens, applaudissait à chaque fin d’acte. Comme dirait sans doute une fois de plus Christine Friedel, c’est un signe qui ne trompe pas. Vilar avait fait redécouvrir Hugo avec Ruy Blas et Marie Tudor. Laurent Pelly aura fait connaître à une nouvelle génération un autre aspect de cet Hugo que l’on ignore un peu avec cette pièce peu jouée, et qu’avait fait renaître Hubert Gignoux alors à la tête du Théâtre National de Strasbourg. Et Jacques Seebacher, grand amoureux et spécialiste de Victor Hugo, décédé il y a quelques années, aurait sûrement été enchanté par cette mise en scène…
Et tonton Frédo, pseudo-ministre de la Culture, ira-t-il voir Mille francs de récompense? Cela lui donnerait une idée de ce que peut être un public de théâtre, généreux, qui ne boude pas son plaisir. On verra si Luc Bondy, nommé par le fait du Prince, à la place d’Olivier Py (voir le Théâtre du Blog) réussira mieux dans cet Odéon qui ressemble de plus en plus, depuis quelques années, à ce qu’était autre fois le T.N.P. de Chaillot au temps de Vilar puis de Wilson..
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Odéon jusqu’au 5 juin.