Vineta, la république des utopies
Vineta, la république des utopies, de Moritz Rinke, mise en scène Lisa Wurmser.
Sur un plateau, le parc à thème de l’île baptisée Vineta nous offre la réjouissante réunion de l’utopie et de l’efficacité, théâtre inclus : un inégalable « musée des rêves » confié aux mains ô combien technocratique d’une bande de Top-dogs, comme aurait dit le dramaturge helvétique Urs Widmer. Le dangereux Leonhard ( Michel Hermon) est à la tête de ce projet pharaonique, quelque part dans une île de la mer du Nord, ancien lieu de repos pour officiers nazis puis club de vacances pour socialistes réels méritants. Sous la douce autorité de sa pulpeusissime secrétaire ( Fannie Outero, un vrai bonbon) sont donc réunis : un DRH cueilleur de tournesols (Jean Lescot), un élu local complexé et ambitieux, ce qui produit un gaffeur (Pierre Poirot), un jeune architecte berlinois (Stéphane Mercoyrol), un ingénieur-béton, mais alors très béton ( Guillaume Fafiotte), un capitaine armateur, puisque c’est un île (Jean-Louis Cordina), puis sa femme, qui, elle, a les pieds sur terre (Camille Granville), et enfin, et avant tout, un énervé de la statistique et des sigles, vu que les mots, c’est toujours trop long (Jacques Verzier).
Dans ce monde en principe très bien rangé des séminaires de hauts dirigeants, de menus désordres se glissent : il pleut sur le lit de l’un, l’autre est en retard. La ME (marge d’erreur) est mal calculée, et le FH (facteur humain) se met à faséyer (consulter le TLF : ce verbe existe, et il est pertinent). Puis cela s’amplifie, le bateau portant la statue monumentale de Lénine, pièce majeure du futur musée, sombre, ou ne sombre pas. Des fantômes se mettent à hanter les lieux ; et si tout cela n’était qu’une mise en scène, à laquelle échappe, on se demande vraiment pourquoi, le GP (grand patron) ? Comment savoir ?
On rit, on palpite, on s’effare. Et pourtant ce monde absurde et extravagant ressemble terriblement à des mondes que l’on connaît, et aux folies du « management » : jeux de rôles ou jeux pas si drôles des « séminaires de motivation », humiliations raffinées envers les cadres « placardés » et autres sévices infligés au personnel par une direction obsédée par la performance et le chiffre. Lisa Wurmser projette même le très sérieux schéma donné dans les grandes entreprises à fort taux de suicides aux DRH dociles afin qu’ils accompagnent jusqu’à la sortie la chute programmée des réprouvés.
Du coup on se demande, ou l’on ne se le demande plus, de quel côté est l’absurde : dans les tours de la Défense, ou au théâtre ? La scène a cette supériorité de faire naître le rire et l’émotion. Là-desssus, on peut faire confiance aux comédiens : dans le « juste un peu trop » – mais leur fiction aurait du mal à égaler la réalité -, ils excellent, avec en plus ce petit quelque chose de très précieux pour la pensée, qui s’appelle la poésie. Lisa Wurmser s’est battue des mois pour que cette pièce puisse exister sur scène ; elle a embarqué sur l’ île toute son équipe avec l’élan de cette bataille, et c’est une réussite.
Christine Friedel
Théâtre de la Tempête – 01 43 28 36 36 – jusqu’au 29 mai