Le Suicidé
Le Suicidé de Nicolaï Erdmann, mise en scène de Patrick Pineau.
Nicolaï Erdmann est un écrivain russe (1902-1970) qui connut un grand succès avec Le Mandat mais sa seconde pièce Le Suicidé, malgré le soutien de Meyerhold et de Boulgakov fut interdite quelques jours avant la première sur ordre du pouvoir stalinien. Erdman fut condamné à l’exil et ne vit jamais sa pièce représentée; c’était une satire virulente contre le régime soviétique qui tient à la fois de la farce et de la comédie…
C’est l’histoire de Semion Semionovitch qui a, une nuit une petite fringale, et veut manger un peu de saucisson de foie et éviter une scène de ménage.Il est en effet au chômage et culpabilise que ce soit sa femme, Maria Loukaniova qui le nourrisse. Mais Maria et sa mère pensent qu’il est dépressif et au bord du suicide. Elles vont donc rameuter son voisin et ses amis pour le retrouver et l’empêcher de passer à l’acte et lui, petit homme assez falot, va tout d’un coup se retrouver au centre de l’attention de son entourage. La formidable machine s’enclenche alors et Sémione pense alors qu’il vaut mieux qu’il disparaisse de façon à pouvoir continuer à exister aux yeux des autres.
Quand tout le monde le croira mort à la suite d’une mémorable cuite à la vodka, le voilà qui surgira de son cercueil au grand effroi de ses proches. Le texte est plein de trouvailles savoureuses du genre: » Ce qu’un vivant tait, seul un mort peut le dire » ou « Plus que jamais, nous avons besoin de défunts idéologiques ». » On s’accoutume et pan! Le socialisme arrive! « . « Je regarde Paris d’un point de vue marxiste ».
Et l’on voit Sémione appeller le Kremlin avec cette phrase que n’aurait pas désavoué Pierre Dac: » Quand un colosse appelle un colosse » et il déclare tout de go: « Eh! Bien oui, Marx ne m’a pas plu » Il y a aussi nombre de parodies de discours pontifiants: aucun doute là-dessus: Erdmann, comme Gogol qu’il admirait beaucoup, savait observer et écrire des dialogues à la fois absurdes et du plus haut comique, où il montre la vie des humbles pris dans un tourbillon personnel et politique dont ils n’arrivent pas à sortir. Les dialogues sont d’une écriture très précise et parfois cinglante qui peuvent devenir un délice pour une bande de comédiens comme celle que Pineau a entraînés dans ses aventures depuis une bonne dizaine d’années: entre autres, Anne Alvaro, Syvie Orcier, Aline Le Berre , Hervé Briaux…
Reste à savoir comment monter ce Suicidé aujourd’hui quelque quatre-vingt ans après qu’Erdmann ait écrit la pièce. Patrick Pineau qui joue le rôle-titre avec bonheur, l’a mise en scène un peu comme une farce délirante, ce qui semble juste. Le spectacle a du mal à démarrer et à trouver son rythme exact, sans doute à cause de la scénographie de Sylvie Orcier. Côté jardin de cette immense carrière: splendide lieu-culte du festival depuis la création du Mahabharata par Peter Brook, un grand mur gris sinistre surmonté de lampadaires fluo blanc évoque très bien cette société dure et sans grande perspective d’avenir pour l’individu embrigadé de force dans le grand rêve socialiste.
Au milieu de la carrière, il y a des sortes de blockhaus gris qui vont se révéler être de toutes petites pièces: la chambre de Sémionov au papier peint vieillot et, juste à côté, le ridicule salon de son voisin où se jouent une bonne partie de l’action.
Mais il y a une singulière disproportion- sans doute voulue par Sylvie Orcier qui a aussi assuré la scénographie- entre l’espace de jeu possible et celui où l’on joue réellement; on se demande ce que le public perché en haut des gradins de l’autre côté peut bien voir… Patrick Pineau a-t-il vraiment demandé à travailler dans cette carrière? Ce n’était, en tout cas, pas l’idée du siècle en ce qui concerne les scènes d’intérieur.
Pour les deux derniers actes avec, notamment les scènes d’enterrement, jouer dans ce grand espace prend alors tout son sens et le cortège derrière le cercueil avec un prêtre (excellent Louis Beyler) qui se dandine en balançant son encensoir est une belle trouvaille. Et l’on sent que les vingt comédiens et musiciens ont un réel plaisir à jouer et à faire de la musique ensemble.
Alors à voir? Nous avons été un peu déçus mais c’était inévitable: la pièce n’est pas vraiment faite pour un endroit aussi magique mais terriblement contraignant, et le spectacle ne pourra prendre tout son sens que sur une scène de théâtre…
Philippe du Vignal
Carrière Boulbon ( avec navette devant la Poste jusqu’au 15 juillet).
Ensuite à partir du 17 novembre: à Bourges, Chambéry, Lausanne, Grenoble, Villefranche, Bobigny, Sénart, Châtenay-Malabry, Evry, Tremblay-en-France, Le Havre, Lille, Lyon, Nantes, Perpignan, Miramas et Châteauvallon.