L’Homme inutile ou la conspiration des sentiments
L’Homme inutile ou la conspiration des sentiments de Iouri Olacha, mise en scène de Bernard Sobel.
Iouri Olecha était né en 1899, et est mort en 1960. Comme il le souligne malicieusement, donc à la frontière des deux siècles et devenu un homme, l’année de la Révolution; il travailla dès 19 ans comme journaliste à la revue du Syndicat des cheminots puis fit publier en 1927 L’Envie, un roman qui remporta aussitôt un grand succès. Ce fut donc un contemporain de Meyerhold mais, après la prise du pouvoir par Staline, Olecha renonça au roman, écrivit aussi plusieurs pièces pour le Théâtre d’Art de Moscou, et L’Homme inutile fut ainsi créé au Théâtre Vaktangov en 29. ainsi que des scénarios de films, mais c’est surtout par son Journal Pas un jour sans une ligne, qui parut après sa mort en 1965 qu’on le connaît en France , où on l’a découvert dès 78, grâce aux éditions de l’Age d’Homme.
Bernard Sobel a donc monté cet Homme Inutile qui est une sorte de conte/ fable d’une remarquable intelligence sur l’échec du socialisme soviétique. Il y a là un très jeune homme Nicolas Kavalierov qui a décidé engager une lutte d’idées contre celui qui l’a récupéré un jour ivre mort dans la rue, Andreï Babichev, communiste mais aussi directeur d’une énorme entreprise d’alimentation spécialisée dans la production de saucisses et d’aliments industriels qui délivreront la pauvre ménagère des corvées domestiques. C’est déjà, annoncée de façon prophétique, l’ère des aliments sous vide, surgelés mais ans aucun goût (on ne peut tout avoir!) – et prêts à l’emploi.
Mais Kavalerov n’a pas une haute idée de Babichev qu’il considère comme un personnage fort peu intéressant, alors qu’il aime beaucoup en revanche son frère Ivan Babichev, un poète barbu, personnage fantastique qui se balade toujours avec un oreiller qui se bat pour les valeurs individuelles et les passions humaines , toutes ces vieilleries: l’amour, la haine, la jalousie comme la pitié ou même l’ambition, dont la cote a été anéantie avec l’arrivée du socialisme, et qui se proclame chef d’un organisme de conspiration des sentiments: » Suivez-moi… vous les couards, les jaloux, les amants, les héros,… vous les chevaliers aux brillantes armures, suivez-moi… je conduirai votre dernière marche. » C’est dire qu’ Olecha , il y a presque cent ans, ne croyait guère en cet homme nouveau et voyait déjà en filigrane la fin de cette belle utopie de la société; et comme il l’avait prédit, la belle liberté individuelle et les idéaux collectifs, forcément inconciliables n’ont pas résisté longtemps à la grande marée technologique et capitaliste. La leçon est rude mais le moins que l’on puisse dire, c’est que dans cet Homme inutile,aux allures farcesques, Olecha émet de sérieux doutes quand il s’agit d’éliminer tout le poids du passé qui semble se reconstituer; bref, même au pays des soviets, on a le droit d’être poète et de rêver à une autre vision du monde… mais sans se bercer de beaucoup d’illusions…
Et sa pièce fut condamnée parce qu’elle donnait une image négative de la réalité de la vie soviétique où l’individu était sacrifié au profit d’une vie collectiviste, dominée par la toute puissance de la machine à tout faire! » Je ne verrai pas l’union de la technique et du socialisme, écrivait-il lucidement, dans le Livre des Adieux. Il y a une belle virtuosité et une intelligence théâtrale de premier ordre dans l’écriture des dialogues , surtout dans la première partie où Olecha sait tisser avec beaucoup de précision un ensemble de scènes grotesques, même si la pièce a tendance ensuite à tourner un peu sur elle-même, et à se répéter.
Comment Bernard Sobel s’est-il tiré de l’affaire? A première vue, pas très bien: surtout dans la direction d’acteurs qui manque singulièrement de rythme. Et pourtant il a su s’entourer des comédiens de tout premier ordre avec surtout: John Arnold ( Ivan Baibtichev), Vincent Mine ( Kavalerov) ou Ludmilla Dabo. mais Pascal Bongard ( Andreï Babitchev qui ne savait pas bien son texte, a dû demander à plusieurs reprises l’aide de la souffleuse, ce qui fait quand même un peu désordre pour une première et casse le déroulement du spectacle.
Et Sobel aurait pu nous épargner les décors pas très réussis( de Lucio Fanti)d’immeubles non figuratifs avec des escaliers que l’on déplace sans arrêt, ce qui casse le déroulement du spectacle et qui fait un peu vieux théâtre contemporain.Le côté farcesque de la pièce est sauvé par John Arnold mais, pour le reste, l’ennui est souvent au rendez-vous de ces deux longues heures.IL aurait fallu que Sobel coupe u peu dans ces monologues quelque peu estoufadou et surtout dans la deuxième partie… Les choses devraient sans doute s’arranger au fil des représentations mais on avait comme la fâcheuse impression le soir de la première d’assister à une répétition…
Alors à voir? Oui, si vous avez envie de découvrir un dramaturge et écrivain mais cette mise en scène quand même assez laborieuse n’est pas, et de loin, la meilleure de Sobel…
Philippe du Vignal
Théâtre national de la Colline jusqu’au 8 octobre.
L’œuvre de Iouri Olacha est publiée aux éditions l’Age d’Homme