Lulu
Lulu de Frank Wedekind, mise en scène, décors et lumières de Robert Wilson, musique et chants de Lou Reed.
La pièce-culte de Wedekind a été souvent montée, notamment par Peter Zadek en 88 avec Suzanne Lothar mais aussi plus près de nous par Hans-Peter Cloos et par Stéphane Brausnschweig mais l’œuvre de Robert Wilson tient cette fois davantage d’une comédie rock où le texte, souvent chanté sur de la musique de Lou Reed est accessoire pour laisser une place prépondérante à une suite d’images expressionnistes en noir et blanc, disons le tout de suite d’une beauté incomparable.
Sur la scène un grand écran blanc, avec au centre, seulement quatre petites lettres noires L U L U, cette tragédie moderne que Wedekind acheva en 1894, après plusieurs versions dont La Boîte de Pandore… Mais la pièce, tel que l’a revisitée Bob Wilson, ressemble ici plus à un argument et ne reprend sans doute qu’à peine la moitié du texte d’origine. Le spectacle commence comme dans un éternel retour, par la même annonce que dans le le célébrissime Regard du Sourd: « Ladies and gentlemen… » Et, sur quelques notes aigrelettes de piano, s’avance alors un vieil homme chauve avec quelques cheveux qui pendent par-derrière, le visage blanc, les sourcils et les lèvres noires, courbé en deux et s’appuyant sur une canne,sans doute le père de Lulu, puis quelques hommes tous en habit noir, et un autre plus jeune, élégant et mince, avec un pantalon souple et chandail/cagoule, et Lulu, la femme-enfant fatale, un revolver à la main, jouée par la grande Angela Winkler.
C’est elle qui joue, sans l’incarner, le personnage sulfureux imaginé par Wedekind, sans avoir du tout l’âge du rôle, puisqu’ elle a 67 ans, sans que cela soit en rien gênant, par rapport aux options de mise en scène de Wilson, qui, en fait, commence le spectacle par la fin: la mort de Lulu, prostituée déchue et qui finit tuée par un client dans un taudis de Londres.Sur le plan plastique, c’est d’une grande beauté. On l’aura compris, Wilson est à l’opposé de tout naturalisme et a, comme finalement depuis ses débuts à New York et pour tous ses spectacles, la volonté de faire un théâtre formel, en gardant, dit-il, les événements à distance, en privilégiant une vision plastique, influencée par le constructivisme.
On retrouve dans cette Lulu les éléments de son vocabulaire scénique: décor minimal, très architectural (ce n’est pas pour rien que Bob Wilson commença par fréquenter une école d’art et de design) à base de lignes noires sur fond blanc: perches visibles avec des projecteurs et des lampadaires accrochés ,mobilier de fer comme ces grandes chaises hautes ou ces épures de canapés, que l’on a déjà vues dans d’autres spectacles de lui et qui sont comme autant de sculptures, réglettes de tubes fluo blanc posées au sol ou alignées sur un mur éclairé de rouge, escalier et praticables en tubes carrés noirs se découpant, en ombres chinoises comme les personnages sur un fond de scène blanc. C’est d’une rigueur et d’une précision dans le formalisme tout à fait remarquables que l’on retrouve dans la gestuelle des comédiens du Berliner Ensemble, tous admirables dans le jeu et dans le chant, voire même dans la danse, comme échappés d’un cabaret sinistre où la mort et la déchéance rôde autour de Lulu.
Mais ne comptez pas sur la moindre émotion ou alors il vous faudra bien chercher… On pourrait penser que le monde de Bob Wilson et celui de Brecht sont à des années-lumière mais, à bien y réfléchir, ce n’est pas si étonnant que cela: il y a longtemps en effet que Bob Wilson connaît le Berliner par le biais d’Hélène Weigel, la veuve de Brecht et de Stefan Brecht leur fils-personnage très wilsonien -qui joua dans Le Regard du sourd puis dans La Lettre à la reine Victoria. Il y a une grande unité dans le jeu de ces comédiens, unité qui fait parfois défaut dans la mise en scène entre la première et la seconde partie après l’entracte, comme si deux époques de la vie de Bob Wilson se bousculaient un peu: on retrouve ainsi l’allée de cyprès d’Edison, par exemple, d’inspiration plus surréaliste quand Lulu arrive à Paris.
Bien entendu, comme on l’a dit, les mésaventures de Lulu, la femme enfant mal-mariée, aussi capricieuse qu’érotique qu’incarna autrefois Louis Brooks dans le film de Pabst en 29 sont ici plutôt évoquées; et c’est bien à une lecture personnelle de la pièce ou plutôt de ses thèmes essentiels que l’on est convié, lecture qui donne naissance à une suite d’images fabuleuses, sans doute souvent un peu trop désincarnées, où la musique de Lou Reed, (mais il s’agit sauf une chanson, de morceaux déjà anciens savamment recyclés) interprétée en direct par six musiciens, tient une place magistrale.
Mais Bob Wilson devrait revoir d’urgence avec son ingénieur du son le volume des basses surtout pour les spectateurs des premiers rangs qui n’ont pas à supporter une telle aberration acoustique (voir le commentaire de notre mai Jean Couturier, maître en la matière ). Et on peut quand même attraper mais il faut faire une effort ( le petit écran est au-dessus de la scène quelques bribes de texte, grâce à Michel Bataillon, qui, en dramaturge expert, réussit les mains dans le cambouis, c’est à dire aux manettes, à rendre synchrone répliques et sur-titrages.
Donc, c’est à prendre ou à laisser mais mieux vaut quand même prendre; le public semblait, lui, partagé (le spectacle, sec et froid on l’a dit, accuse en effet des longueurs vers la fin de la première partie et la musique est beaucoup trop amplifiée, voire insupportable) mais il a longuement applaudi la performance des comédiens allemands dans ce qui reste, malgré les réserves indiquées, un beau spectacle.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Ville Tél. : 01-42-74-22-77. Jusqu’au 13 novembre.. Du mardi au samedi, à 19 h 30 ; à 15 heures dimanche 13 novembre. En allemand surtitré.