Je disparais
Je disparais, de Arne Lygre, mise en scène de Stéphane Braunschveig
Tout est normal, sinon qu’elle est assise dans son fauteuil sur le plateau nu, dans une immense boîte qui va se dédoubler, s’approfondir, puis se rétrécir au fil du spectacle. Il y a de l’oppression là-dedans. Tout est normal pour cette femme : « Je suis bien « , » c’est ma maison « . Elle a en effet une valise à ses pieds: croisière ou voyage organisé, départ ? Tout va bien. Évidemment, tout ne va pas bien. Un danger dont nous ne saurons rien menace cette figure que l’auteur appelle Moi.
Arrive Mon amie, qui attend sa fille, La fille de mon amie. Moi ne veut pas partir : elle attend Mon mari. C’est simple. En attendant, donc, elles jouent à se mettre dans la peau d’une femme, leur double, à qui il arrive toutes sortes de malheurs ; pas à elles, elles vont très bien, il faut juste partir ensemble.
Il faut donc partir, elles partent. Un mystérieux bateau à prendre, un rivage à quitter. Déjà, elles sont séparées de La fille de mon amie, mais tout va bien, elle est sur un autre bateau, peut-être… Elles jouent ensemble l’histoire d’un groupe de femmes qui pataugent en abordant. La plage se couvre de baigneuses multicolores, venues d’un autre monde, tout va bien. Et tout se défait, mine de rien, elles se perdent. Reste Moi, confinée dans une inquiétante détention.
Le texte, concentré, bref, sans explications ni commentaire, a la banalité lapidaire de certaines bandes dessinées. Les figures – plus que personnages – sont entièrement dans ce qu’elles disent. « Je suis bien », « nous sommes sauvées ». Là est le tragique : dans cette pleine innocence qui pourtant doute d’elle-même.
Cette pièce qui ne dit rien du monde, sinon par la disparition progressive des figures qui entouraient (et peut-être faisaient exister) cette femme, Moi, et par le fantasme et le jeu, est comme un écran sur lequel se projettent les peurs mondiales d’aujourd’hui : la guerre (en ex-Yougoslavie, par exemple), les exils. Et le fait que ces angoisses terribles n’empêchent pas durablement le monde de tourner.
Voir l’arrivée, plus tard dans la pièce, du mari (Alain Libolt), tout aussi “innocent“ que Moi, et d’une nouvelle figure de femme (Irina Dalle), protégée des inquiétants bras de mer par un métaphorique imperméable… L’imperméable une image que la Norvège aurait eue d’elle-même avant la tuerie de l’île d’Utoeya ? Comment montrer la catastrophe ? En ne la montrant pas, précisément : Je disparais.
Stéphane Brauschweig a dirigé Annie Mercier, Luce Mouchel et Pauline Lorillard avec juste ce qu’il faut de force, de présence opaque, le tout stylisé par l’humour qui convient à la catastrophe métaphysique. Il a fabriqué un étonnant “théâtre de chambre“ qui appuie peut-être un peu trop sur sa dimension universelle.
À voir, en n’ayant pas peur de faire circuler un grand cinéma entre le spectacle et son propre imaginaire.
Christine Friedel
Théâtre National de la Colline, jusqu’au 9 décembre