Le MLB ou le problème fondamental dans l’esthétique d’Eisenstein
Gérard Conio
Le MLB ou le problème fondamental dans l’esthétique d’Eisenstein, de la Walkyrie à Ivan le Terrible.
D’après le témoignage de Pera Attacheva, Eisenstein aurait ramené du Mexique, le thème qui désormais, de 1932 jusqu’à sa mort, en 1948, allait devenir son « problème fondamental », l’ « idée fixe » qu’il mettra au centre de ses projets et de sa pensée et à laquelle il a consacré une multitude d’écrits que Naoum Kleïman et ses collaborateurs ont rassemblés pour la première fois en 2002, en deux volumes, sous le titre de La Méthode ou Grundproblem. « La méthode », c’est, bien entendu, celle de l’art cinématographique, non pas abordé isolément, mais conçu comme la grande synthèse des arts, l’art des temps modernes, mais aussi l’art des temps les plus anciens, des temps archaïques, des temps d’avant l’histoire, puisque, plus encore que la littérature, que la peinture, que la musique et que la danse, le cinématographe était à même, selon Eisenstein, en constituant la somme de tous ces arts, de réaliser l’alliance entre la pensée intellectuelle et scientifique des civilisations et la pensée sensible et mythique des peuples dits sauvages, une polarité qui recoupe exactement la relation entre le contenu et la forme dans l’œuvre d’art. Le Grundproblem qui est le fondement de cette méthode, c’est ce qu’Eisenstein désignera sous trois lettres énigmatiques pour qui ignore l’allemand, le MLB, en traduction française, « la plongée dans le sein maternel », une idée qu’il avait trouvée chez l’un des fondateurs de la psychanalyse, le hongrois Sandor Ferenczi, mais qu’il a développée dans des analyses et des commentaires qui annoncent l’anthropologie structurale.
Ce qui avait fasciné Eisenstein au Mexique, c’était la coexistence des époques historiques dans une coupe horizontale qui embrassait leur succession dans une image bigarrée qu’il comparait au « sérape », la couverture rayée que porte tout Mexicain et qui était à ses yeux « le symbole même du Mexique ». Or, il n’aura de cesse, à partir de ce moment, d’interroger dans ses écrits et d’incarner dans ses projets ces déplacements, ces « sdvigs » qui font avancer l’histoire et qui sont donc les moteurs du progrès, ce progrès pourtant tellement étranger à la nature profonde, fondamentale, immuable de l’art. Mais s’il y a un désir de progrès chez Eisenstein, il n’est jamais linéaire, mais forme un cercle en rattachant le retour au passé au mouvement vers l’avenir car, il écrit dans La Méthode que « chaque fait d’un déplacement historique est non seulement dans la ligne de l’évolution, la répétition effective dans une qualité nouvelle d’un même processus à l’aube même du devenir de l’humanité, mais en outre, il en est en quelque sorte la mémoire. » Plus tard, il fera cohabiter différentes époques de l’histoire russe dans son scénario non réalisé sur Moscou dans le temps qui sera le maillon manquant entre le film inachevé sur le Mexique et le film tronqué sur Ivan le Terrible. Dans une post-analyse il écrira qu’il avait reconstitué le combat d’Ivan à travers divers faits de sa vie selon le même principe qu’il avait voulu préalablement appliquer dans le projet de film sur Moscou en faisant revivre l’histoire russe à travers les différentes générations, englobées dans une perception simultanée. Dans les deux cas, il s’intéressait moins à l’histoire en tant que telle qu’à sa réfraction dans la conscience de chaque individu. Ainsi, comme chez Proust, la collusion entre le passé et le présent nous faisait entrer dans une autre dimension, qui n’était plus celle de l’histoire, mais celle du mythe.
« En créant l’image du Terrible dans la conception de notre temps, écrira-t-il, je prends dans sa biographie les épisodes qui ont servi à constituer ma propre conception et ma propre compréhension de l’histoire. Le choix subjectif est la « vérité supérieure » de chaque époque particulière. Le traitement de l’histoire ne coïncide avec la vérité historique et la pleine objectivité qu’à notre étape de l’évolution. Mais il ne suffit pas de choisir le matériau, il est plus important de construire l’organisation de ce matériau et la confrontation de ses éléments. Car le choc et la combinaison de ces éléments font apparaître devant le spectateur l’image de l’époque et du phénomène historique qui est dans la conscience et dans les sentiments de l’auteur, ce que l’auteur appelle la vie et transporte dans les cœurs des spectateurs.»
C’est pourquoi il tiendra à accompagner le scénario d’Ivan de commentaires historiques où il confronte sa vision de l’histoire avec les interprétations des historiens. Ainsi, dans les films historiques d’Eisenstein, Alexandre Nevski et Ivan le Terrible, l’histoire n’est pas montrée comme fait, mais comme aspiration et presque comme utopie. On se souvient de la scène d’Ivan où Malouta tranche les cous des boyards, ces cous qui sont à la fois la métonymie et la métaphore d’une classe qui doit disparaître car elle est un obstacle aux changements, la métonymie, la métaphore, ces figures dont Eisenstein exalte les vertus, parce qu’elles proviennent du fond archaïque des anciennes cultures populaires, celles d’un passé oublié, enfoui dans les couches les plus basses de notre conscience. Et pourtant, ici ces adjuvants régressifs de la forme sont au service de l’idée de progrès, d’un pathos révolutionnaire que Youzovski a fort justement transmis quand il décrit les mouvements de la caméra sur ces cous des boyards :
« …ces cous morts et horribles dans leur immobilité éternelle d’idoles, de sculptures de pierre, comme pour dire : regardez, regardez, et regardez – voilà l’image de ce qui s’appelle la réaction, l’immobilité, l’arrêt de la vie, le conservatisme – regardez ! – la caméra s’est arrêtée, elle s’est immobilisée, puis elle s’est mise de nouveau en mouvement : tantôt elle a regardé d’en bas, de dessous les lourds gradins de pierre, tantôt elle a regardé d’en haut ces têtes repoussantes sur ces cous indécents, ces cous installés, étalés et auto-satisfaits – non, on ne peut pas les bouger, les pousser, il faut seulement les couper ces cous de bœufs : à bas les têtes, libérez la route, laissez passer les gens, l’humanité, car les gens, l’histoire, l’humanité il y a déjà longtemps qu’ils attendent, ils ont déjà pris trop de retard… ».
On a ici un exemple du rapport « explosif » qu’Eisenstein a établi entre la forme et le contenu de ses œuvres, de la déflagration entre le passé proche qu’il faut surmonter et le passé lointain auquel on se ressource dans le désir fiévreux, utopique, sans doute, d’un avenir qui seul peut nous aider à surmonter l’horreur du présent, et nous savons trop quel a été ce présent pour Eisenstein, comme pour tous ceux qui devaient vivre sous la menace de la hache stalinienne, en attendant leur heure. On peut certes, ranger cette scène parmi celles qui ont pu faire dire à Eisenstein qu’il était un « cinéaste inhumain ». Mais Eisenstein a dit aussi qu’il ne suffisait pas qu’un artiste soit révolutionnaire, qu’il devait être aussi dialecticien. Et on a surtout ici un exemple de la dialectique qu’il a mise en œuvre entre la forme et le contenu, en faisant du fond archaïque de l’art le socle même de sa foi dans l’histoire et dans les idées appelées à changer le monde. Cela se confirme dans chacun de ses films et de ses projets où la « sortie hors de soi » provoquée par les attractions, par l’extase, par la culmination d’un conflit, n’est jamais gratuite mais toujours un moyen de relier la partie et le tout dans la recherche de l’unité, car telle a toujours été la grande, la profonde obsession d’Eisenstein. Et cette unité, on la trouve dans les correspondances infinies qui se tressent entre sa pratique et sa théorie, entre ses films et ses écrits, dans ce qu’il a appelé « la dualité de mon activité qui a cumulé en permanence le travail artistique et analytique soit en commentant l’œuvre par l’analyse, soit en vérifiant en elle les résultats de telles ou telles positions théoriques ». Il est toutefois un facteur d’unité de son œuvre et de sa vie, c’est l’omniprésence de son moi qui efface les cloisonnements entre les genres du discours dans ses écrits, mais aussi entre le montage et le drame, dans ses films. Ainsi, à propos de l’application du « montage des attractions » au film de fiction, il affirmait « qu’il n’y a pas de différence entre le montage et le drame, car un vrai montage est « la molécule de la dramaturgie » et obéit en tout aux lois de la dramaturgie tandis qu’en même temps le drame lui-même se construit sur les mêmes lois que le montage ». Il réfutait, de ce fait, les objections de ceux qui tentaient de l’opposer à lui-même en considérant que dans ses derniers films, les films historiques, Alexandre Nevski et Ivan le Terrible, il aurait trahi l’esthétique de ses films de la première période. Et c’est par le montage qu’il a réalisé la scène de l’assassinat de Staritski dans la cathédrale, qu’il n’avait pas les moyens de faire dans un seul plan-séquence. Abordant la nécessité de surmonter le dualisme entre le mouvement de la pensée de l’auteur et le mouvement des « attractions » (dans la conception d’Eisenstein). Lev Kozlov a cité cette scène comme « un exemple d’identification entre la précision de l’expression artistique en tant que telle, et la précision de son attraction sur les spectateurs. » « C’est là, ajoutait-il, au moment où Staristski entre dans l’espace de l’église, que nous voyons comment le sujet et « le montage des attractions », comment la structure de la pensée de l’auteur et la structure de son attraction apparaissent indissociables et identiques. Dans des moments de ce genre, le cinématographe atteint véritablement le grand art. »
A vrai dire, si l’expérience mexicaine a été décisive, Eisenstein avait déjà pressenti dans ses films antérieurs ce substrat archaïque indispensable à la fois à la construction de la forme mais aussi et surtout à l’attraction que cette forme doit exercer sur les spectateurs. Certains commentateurs ont relevé à juste titre à ce propos qu’Eisenstein avait fondé dans son « montage des attractions » dès 1923, une esthétique de la communication qui déplaçait le centre de gravité d’une œuvre de la forme elle-même, en soi, sur sa réception par le plus grand nombre. Ce cinéaste avant-gardiste aurait donc été en réalité un théoricien de la « culture de masse ». Lui-même a déclaré que s’il avait connu Pavlov plus tôt il n’aurait pas appelé sa théorie « le montage des attractions », mais « la théorie des excitations artistiques » Et c’est bien parce que le cinéma est un art de masse qu’il a eu les faveurs des pouvoirs totalitaires, ce qui pose inévitablement la question des rapports entre l’artiste et son maître, entre Eisenstein et Staline. On ne saurait, en effet, dissocier l’œuvre d’Eisenstein, dans son aspiration à l’art total, des conditions de production imposées par son commanditaire.
Dans un essai sur L’Esthétique d’Eisenstein, publié bien avant l’édition de Kleïman, le sémiologue Viatcheslav Vsiévolodovitch Ivanov, co-fondateur de l’Ecole de Tartu avec Youri Lotman, avait fort justement défini cette problématique qui débordait largement aussi bien l’œuvre d’Eisenstein que l’art cinématographique tout entier, quand il écrivait ceci :
« Le problème fondamental de la théorie psychologique de l’art, selon Eisenstein, consiste dans le fait que dans l’art il se produit « une ascension impétueuse et progressive dans la sphère la plus élevée des idées qui habitent la conscience et en même temps une plongée dans les couches de la pensée sensible la plus profonde par la construction de la forme ». L’art ne peut influencer le spectateur ou l’auditeur qu’à la condition que la forme même de l’œuvre soit tournée vers ces couches archaïques de la conscience. Elle ne peut s’en séparer. C’est pourquoi elle s’expose aux critiques les plus sévères de ces couches supérieures de la conscience dont la participation est souhaitable dans l’art moderne, mais n’est pas toujours réalisable. Dans sa monographie intitulée Grundproblem, consacrée à ce problème fondamental, Eisenstein affirme que, sans cette tendance à la régression dans l’art, il n’y a pas de forme, de même que sans la tendance au progrès, il n’y a pas de contenu. »
Naoum Kleïman fait justement remarquer à propos de cette notion de Grundproblem qu’il faut garder au préfixer « grund » tout le sens qu’il possède en allemand, à savoir, un fondement immuable, ce qu’on pourrait appeler « un universel » ou un « invariant », un élément certes primordial, certes prélogique, mais que l’on ne saurait attribuer seulement aux sociétés sauvages, car il existe chez tous les hommes de tous les temps, un fond de pulsions sans lesquelles aucune émotion et donc aucune idée ne peut naître de l’intérieur du psychisme humain, seule source authentique de tout langage artistique. C’est pourquoi Eisenstein voit dans le « monologue intérieur » à la fois la forme d’expression la plus moderne et la plus archaïque, car ramenant, ramonant, du fond des âges et des couches intérieures de l’être, cette « indifférenciation », cette rumination primitive antérieure au langage articulé, ce magma de sensations inhérent à l’état matriciel, un état où le toucher remplaçait tous les autres sens.
On pourrait s’étonner que le même auteur qui défendait si ardemment la cause du « cinéma intellectuel », celui qui avait l’ambition de porter Le Capital à l’écran, rejoigne dans cette apologie d’un animisme primitif les thèses du plus violent contempteur de la modernité, Max Nordau, dont l’ouvrage sur la Dégénérescence a été, pendant des générations, la référence de tous les adversaires des formes nouvelles de l’art. Mais Eisenstein lui-même, avec sa stupéfiante sincérité, avoue que, dans ses moments de « haine de l’art », il dépassait même Nordau dans le rejet d’une tentation véritablement démoniaque, celle-là même du Mal auquel se référait déjà Baudelaire.
Pourtant Eisenstein cite la séquence des dieux dans Octobre, à la fois comme un exemple de cinéma intellectuel et comme l’expression de ce « fond », de ce « grund », qui sommeille en chaque homme, ce sentiment métaphysique qui est le dénominateur commun de toutes les religions et qui nourrit la pensée sensible.
Dans une note de son journal, rédigée dans la nuit du 31 décembre 1932, qu’il avait intitulée « Mon Système », il définissait la forme « comme un stade du contenu » et il ajoutait :
« La forme est l’idée même exprimée à travers des méthodes et des pensées ataviques. Je l’ai vérifié jusqu’au bout. On ne me pardonne pas ma conception de l’art comme régression. Que l’art soit synthèse. La triade complète : la thèse est le bon sens (tellement méprisé par Engels dans son ouvrage, De l’utopie vers la science !) L’antithèse est un pas en arrière vers le chemin de la pensée et la synthèse est le mariage entre la conscience la plus aiguë et la plénitude vitale du primitif. Ceci est, bien entendu, l’alpha et l’oméga de ce que l’on peut dire ou faire de l’art. »
En 1943, à Alma-Ata, au moment même où il tournait son dernier film sur Ivan le Terrible Eisenstein a retracé la sortie de la crise dans laquelle l’avait plongé la révélation du MLB. Il n’est pas étonnant qu’il ait éprouvé le besoin de cette post-analyse en jouant sa dernière partie de dés ou plutôt d’échec avec l’histoire, avec le pouvoir absolu, totalitaire qui alors incarnait l’histoire. Dans le manuscrit de La Méthode, Eisenstein a inséré cette confession entre l’essai sur « le monologue intérieur » et la conférence qu’il avait donnée au Congrès des cinéastes soviétiques, le 8 janvier 1935 et ce choix n’est pas dicté par l’ordre chronologique mais par les nécessités internes d’un montage rétrospectif. En 1934, c’est son ami, le psychologue Lev Vygotski qui l’a détourné de ses idées noires sur la nature maléfique de l’art, qu’il formule ainsi en 1943, en revenant sur tous les épisodes de sa « Sortie de crise » : « Dans les dix premières de mon activité, j’avais conscience d’être parvenu à des hauteurs inaccessibles par l’envol de la pensée intellectuelle dans le contenu de l’art. Et soudain il m’apparaissait que l’art, par les moyens de la forme, entraînait inéluctablement ses créateurs et ses récepteurs dans les abîmes infernaux de la barbarie primitive, digne de figurer aux côtés de l’alcoolisme, de la démence précoce ou de l’épouvantable schizophrénie. Il est facile d’ironiser maintenant, mais que devais-je faire, alors ? Je me trouvais, en effet, dans une posture plus difficile qu’à présent car j’avais en plus contre moi, les admirateurs de mon talent. »
Eisenstein faisait allusion ici au contraste entre le triomphe du Potemkine et les revers qui avaient suivi son long séjour en Occident. Mais au moment où il écrit ces lignes, Eisenstein est de nouveau rentré en grâce puisqu’il a accepté de réaliser la commande du Guide Suprême qui a décidé de s’identifier, non plus à Pierre le Grand, mais à Ivan le Terrible, dont la cruauté, comme la sienne, se justifiait par la raison d’Etat et le sens de l’histoire, ce même sens de l’histoire qui, on l’a vu, passait par les têtes coupées des Boyards. Et Eisenstein se place sous l’autorité tutélaire d’Engels en appliquant à l’art ce que celui-ci avait écrit sur la voie de la dialectique qui seule pouvait donner « une représentation exacte de l’univers, de son évolution et de l’évolution de l’homme en prenant en considération l’interaction entre l’apparition et la disparition, entre les changements progressifs et les changements régressifs. »
Et Eisenstein ajoutait !
« Est-ce que cela n’est pas l’image primordiale, l’archétype de ce que l’on comprend comme l’activité la plus haute, qu’on appelle l’art ?
La forme, qui plonge dans les abîmes les plus profonds de la pensée sensible. L’idée du contenu, formulée abstraitement et aiguisée par la pensée logique. Et la fusion étonnante des deux dans l’unité de la forme et du contenu qui, par leur interpénétration, engendrent ce que nous avons l’habitude d’appeler le miracle de l’œuvre d’art.
En janvier 1935, je m’étais calmé. Guéri, sûr de moi et de mes convictions.
Et il fallait que je le sois pour oser présenter dans un discours inachevé et mal préparé ma conception de la méthode de l’art devant le Congrès de l’Union des Cinéastes. »
Pour reprendre l’expression chère aux futuristes, la conférence qu’Eisenstein a prononcée ce jour-là était une véritable « gifle au goût public ». C’était son premier grand manifeste officiel du MLB, « la plongée dans le sein maternel », comme source de la pensée sensible qui fondait une conception de l’art comme régression dont Eisenstein montrait les affinités profondes, non seulement ancestrales, ataviques, mais permanentes, éternelles, avec ce que Lévy-Strauss appellera plus tard « la pensée sauvage ».
Dans cet exposé, où il était loin de respecter les stéréotypes du réalisme socialiste et de l’idéologie du progrès, Eisenstein assimilait les formes de la modernité la plus novatrice, comme « le monologue intérieur » aux signes de la pensée magique des primitifs, qu’il avait découvertes dans « Le Rameau d’or » de Frazer ou dans les écrits de Lévy Bruhl.
Toutefois, Viatcheslav Ivanov a raison de remarquer qu’Eisenstein, tout en utilisant copieusement les résultats de ces chercheurs, en a tiré des conclusions qui les dépassent et annoncent Lévy-Strauss. Tout en apportant des informations précieuses sur les mœurs et les mentalités primitives, encore mal connues de leur temps, Frazer et Lévy-Bruhl se servent de leurs observations pour montrer la supériorité des pays civilisés, seuls porteurs du progrès, sur les derniers exemplaires d’une humanité irrémédiablement arriérée. A ce point de vue, qui était celui des colonisateurs, Eisenstein oppose une interprétation qui repose non sur une hiérarchie de valeurs, mais sur des systèmes de signes qui se recoupent transversalement. C’est ainsi qu’il reconnaît dans les structures prélogiques des sociétés sauvages les mêmes signes qui entrent dans le langage artistique et poétique des civilisations et qu’en remontant dans le temps on retrouve dans l’antiquité et la préhistoire, chez les dieux des mythes grecs ou des sagas nordiques.
On obtient ainsi une triple configuration de la pensée mythique dans l’espace et dans le temps qui fait table rase des anciennes dichotomies, des anciennes hiérarchies sociales ou mentales et des anciens préjugés de race et de classe. Il faut remarquer que Wittgenstein, dans ses Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, dont il dénonçait l’ethnocentrisme, rejoignait les conceptions d’Eisenstein et de Lévy-Strauss. La parenté structurale de leurs pensées apparaît dans la convergence de leurs formulations et de leurs raisonnements, au point qu’ils semblent pratiquer la même « méthode » anthropologique.
Dans sa conférence au congrès des cinéastes, Eisenstein s’est étendu sur les manifestations de la pensée magique chez les Indiens Bororos du Brésil, ces mêmes Bororos que Lévy Strauss a décrits dans Tristes tropiques. Voici comment Eisenstein les intégrait dans sa conception du MLB :
« Chez les Indiens Bororos du Brésil, tout en restant eux-mêmes, ils s’identifient à une sorte très répandue au Brésil de perroquets rouges. Cela ne signifie pas qu’après leur mort, ils se transformeront dans ces oiseaux ou que dans un passé lointain leurs ancêtres avaient cette forme. Ils affirment qu’ils sont ces oiseaux dans la réalité. Et il ne s’agit pas d’une ressemblance entre les noms ou la parenté, mais d’une identification simultanée des deux espèces, l’espèce humaine et l’espèce animale. Pour trouver une situation analogue il suffit de se référer au dédoublement de l’acteur entre sa personne et son rôle, dédoublement qui est exactement le même que celui de l’Indien Bororo entre l’homme et le perroquet. La simultanéité entre « le moi » et le « non-moi » est l’un des grands secrets de l’art de l’acteur. »
Eisenstein aurait pu aussi reprendre à son compte la définition que donnait Lévy Strauss des « sociétés primitives » comme illustrant « un dénominateur commun de la condition humaine ». Et il transposera cette double identification et cette simultanéité entre « le moi » et le « non-moi » dans la scène finale de la deuxième partie d’Ivan le Terrible, où l’échange des rôles entre Staritski et le Tsar correspond à une totale interversion entre la figure du Père et celle du Fils, qui transfusent leur essence dans une véritable transubstanciation analogue à celle des Indiens Bororo, car chaque personnage est « à la fois » le Père et le Fils de l’autre, comme l’a montré Eisenstein dans ses « Remarques sur le Grundproblem ». Cette scène constituait dans l’esprit d’Eisenstein l’apogée provisoire, dans le film réalisé, d’un thème qui traverse tout le scénario, qui apparaissait déjà dans la confrontation avec Philippe et que l’on retrouve dans la troisième partie, avec le double assassinat des deux Basmanov et surtout la confession d’Ivan à Eustaphe et son renversement, quand Ivan se redresse et devient à la fois le confesseur de son père spirituel et son bourreau.
De même l’opposition constatée par Lévi-Strauss entre la tendance centrifuge de l’Occident et centripète du Japon fait écho à la démonstration par Eisenstein de cette même inversion sur le plan artistique dans son essai sur « Rodin et Rilke ».
Mais là où la parenté de pensée entre Eisenstein et Lévi-Strauss est la plus flagrante et la plus profonde, c’est dans ce que Lévi-Strauss appelle « le regard éloigné » qui consiste à se regarder comme si on était un autre. « Pour comprendre sa propre culture, écrit Lévi-Strauss, il faut la regarder du point de vue d’un autre. Dans le Nô, l’acteur, pour juger son jeu, doit apprendre à se voir lui-même comme s’il était lui-même le spectateur ». C’est exactement ce que fait Eisenstein dans ses écrits, où, tout en se mettant au centre de ses expériences et de ses réflexions, il se met à distance et se regarde comme s’il était le spectateur de soi-même. On retrouve, d’ailleurs, ici cette simultanéité entre « le moi » et le « non-moi » dont parle Eisenstein à propos des Indiens Bororos.
Il est difficile de distinguer chez Eisenstein lui-même la part de la pensée sensible, propre aux artistes, qu’il mettait dans ses spectacles et dans ses films et la part de la pensée intellectuelle qui a nourri ses nombreux écrits. Ces deux facettes de sa création se complétaient indissolublement dans son inlassable activité et on les retrouve en 1940 dans son travail de mise en scène de La Walkyrie de Richard Wagner, programmée au Bolchoï dans le cadre du pacte germano-soviétique. On peut s’étonner aujourd’hui dans notre époque obsédée par le « politiquement correct » qu’il ait accepté cette commande après avoir tourné, en 1938, Alexandre Nevski, un film violemment antifasciste. Mais Eisenstein était indifférent aux aléas de la conjoncture et il ne cherchait qu’à en tirer le meilleur parti pour atteindre ses objectifs artistiques. Ce flegme devant les pressions extérieures prouve que le seul souci d’Eisenstein était de poursuivre son œuvre, envers et contre tout. Ainsi, malgré la disparité des situations, il existe entre Alexandre Nevski et La Walkyrie, une parenté évidente dans les synesthésies et dans l’évocation syncrétique de la tribu primitive, une société dominée par les mythes qui allaient peu à peu disparaître de la conscience collective, pour entrer dans la nuit du subconscient, « le sein de la mère » d’où ils ne renaîtront que par les moyens de l’art. L’essentiel pour Eisenstein était de garder la maîtrise de sa création : là était son royaume et là seulement, mais totalement, il fera acte de résistance en y transposant sournoisement et en y broyant la matière des sociétés totalitaires qui représentaient de son temps « la loi du monde ».A propos de Wotan, il écrira qu’il représentait l’esclavage où l’on s’imagine libre et puissant, le national-socialisme qui se démène dans les pattes de la bourgeoisie. Et il ajoutait « Wotan est plus profondément parent de Hitler que celui-ci le pense ! »
Dans son journal, Eisenstein a noté en anglais les phases de son travail sur La Walkyrie : « 20/XII (1939) « proposition du Bolchoï», 21.XII, « démarrage », 5/ I (1940) « répétitions », 27/IV « arrêt des représentations ».
C’est Piotr Vladimirovitch Williams, décorateur principal du Bolchoï qui, avec l’accord du chef d’orchestre Samossoud, avait commandé cette mise en scène à Eisenstein, en lui laissant une entière liberté.
Or, si Eisenstein accepta d’emblée cette commande, c’était parce qu’il y voyait l’occasion d’appliquer sur la scène ses idées sur le MLB en prolongeant son travail sur le contrepoint audiovisuel et sur le montage vertical commencé dans Alexandre Nevski, où déjà la musique de Prokofiev jouait un rôle déterminant. Mais La Walkyrie a été surtout le laboratoire des recherches sur la grande synthèse entre la couleur et le son, entre l’opéra et le drame, qui allaient aboutir à Ivan le Terrible.
Le spectacle a eu une courte vie, car, ayant déplu fortement aux dignitaires nazis, il sera retiré de l’affiche après huit représentations. Il faut souligner néanmoins qu’Eisenstein a disposé d’une liberté exceptionnelle pour le réaliser comme il l’entendait, c’est-à-dire, dans une opposition totale à l’esprit de Bayreuth et à l’exploitation hitlérienne de Wagner.
Mais Eisenstein ne s’est pas limité à sa mise en scène, il l’a longuement commentée dans un article intitulé « L’incarnation du mythe », qu’il a commencé à écrire le 24 décembre 1939 et terminé le 12 mars 1940. Cet article a d’abord été publié dans la revue Teatr en 1940 puis dans l’édition en six volumes de 1964, et il trouve enfin sa vraie place dans La Méthode, éditée par Kleïman, où il est complété par les « Remarques sur la mise en scène de La Walkyrie » suivies du « Journal de mise en scène de La Walkyrie ». Viatcheslav Ivanov en a donné dans son livre sur Eisenstein un éclairage passionnant.
Ainsi il rapporte qu’Eisenstein aurait tiré partie dans sa mise en scène d’une remarque de Kandinsky sur l’origine mythique des leitmotive de Wagner dans la musique de certains peuples restés fidèles à leurs anciennes coutumes, comme les Lapons. Ainsi : « à chaque famille laponne correspond un motif musical avec lequel on rencontre les membres de cette famille, quand ils se présentent aux fêtes rituelles ». On sait que Lévi-Strauss s’est penché sur cette union entre la musique et le mythe et qu’il a célébré Wagner comme un précurseur de l’anthropologie structurale. A ces affinités entre Eisenstein et Lévi-Strauss s’ajoute leur commun attachement à Marcel Granet, l’auteur de La pensée chinoise. Si Lévi-Strauss jugeait que Wagner avait réalisé son analyse structurale du mythe par la musique, Eisenstein, écrit Ivanov, a atteint le même objectif par l’incarnation plastique et scénique de la musique de Wagner. Dans sa mise en scène, Eisenstein, voulait montrer le passage de l’inhumain à l’humain à travers le conflit entre les trois principes incarnés par Wotan, le principe d’anarchie et de désordre, Frikka, le principe conventionnel de l’ordre moral bourgeois et Brunhilde, le principe d’amour qui relie un passé immémorial à un avenir utopique, celui de la société communiste, la société sans classe. Et Eisenstein reprend à son compte une citation de Wagner qui écrivait en 1849 : « Vous croyez qu’avec la perte de notre génération actuelle et l’apparition d’un nouvel ordre communiste mondial l’histoire s’arrêtera et que ce sera la fin de la vie historique de l’humanité ? C’est tout le contraire : la vraie vie historique commencera seulement à se développer librement à ce moment-là. » En Wagner, Eisenstein trouve un frère spirituel et il veut avant tout l’arracher à son appropriation par l’idéologie nazie de la race et du sang. En Wagner, il voit le révolutionnaire dans la vie, celui qui a pris part, à côté de Bakounine, au soulèvement de Dresde, celui qui haïssait la propriété comme l’origine du mal dans le monde, mais aussi le révolutionnaire dans l’art, l’inventeur du drame musical, celui qui, par la nouvelle musique, aspirait à ressusciter les temps anciens, les temps d’avant l’histoire où l’homme ne faisait qu’un avec la nature, avec l’âme du monde. L’âme du monde, Eisenstein l’a représentée dans son dispositif scénique par l’arbre de vie qui croît au cours des trois actes jusqu’à couvrir entièrement le ciel.
Dans son article, Eisenstein rappelle que, dans l’Edda, la saga islandaise, les premiers hommes sur terre naissaient des arbres, c’étaient les jumeaux, Aska et Emble. Et cette légende des jumeaux fait penser à celle des Indiens d’Amérique du nord, rapportée par Lévi-Strauss, qui raconte qu’une grand-mère colle l’un à l’autre un frère et une sœur nouveaux-nés pour en faire un seul enfant. Cet enfant grandit, tire un jour verticalement une flèche qui, en retombant, le fend par le milieu, séparant ainsi le frère et la sœur qui deviennent des amants incestueux. Amants qui vont ensuite figurer les taches sombres du soleil. Ivanov rattache cet arbre de vie, où naissent les jumeaux, par scissiparité, au principe vertical qui hante toute l’œuvre de Wagner et vient se coordonner au principe horizontal qui embrasse toute la succession des époques. « Le principe vertical comme principale coordonnée stylistique, écrit Ivanov, apparaît dans les spectacles d’Eisenstein (comme La Jarretière de Colombine) et dans ses dessins, jusqu’aux esquisses de la III ème série d’Ivan le Terrible, en particulier dans les représentations des « fantômes » et d’Ivan lui-même. Il a souvent écrit là-dessus dans ses articles théoriques, en commençant par son discours sur l’écran vertical où il mentionne, en particulier, l’interprétation psychanalytique et phallique du symbole vertical, qu’il a développée dans la série des dessins du « Tsar-Phallus » pour Ivan le Terrible. »
Ce principe vertical relie le ciel et la terre, dans Ivan il se confond avec le principe de l’unité nationale, avec le lien entre le Tsar et le peuple, mais après la quasi hagiographie de la première partie, il est aisé de reconnaître dans le despotisme d’Ivan, la perversion de ce principe et d’y voir réapparaître le fantôme de Wotan, un Wotan sous les traits de Staline et d’Hitler.
Mais derrière l’histoire savamment travestie des bouleversements de l’histoire, il y a la permanence du mythe qui constitue le fond nourricier de toute œuvre d’art. Et cette universalité des destinées humaines, de l’enfance à la mort, Eisenstein la transmet à travers sa propre biographie transcendée. On a pu s’étonner que dans « Ivan le Terrible », il ait supprimé le prologue et ait reporté l’enfance d’Ivan dans la deuxième partie. Ce « retour » du trauma de l’enfance, cette action souterraine des fantômes du passé, n’aurait étonné ni Bergson, ni Freud, à qui Eisenstein se réfère souvent. On y trouve la clé des comportements futurs, l’empreinte originelle et dans la scène finale, quand Euphrozyna chante la berceuse du castor en portant son enfant sur ses genoux, comme une Pieta, ce point de retour est celui de la tautologie du MLB qui fait coïncider la naissance et la mort.
Ainsi, on est en droit d’admettre qu’Eisenstein a tenu son pari, puisqu’il s’était donné pour tâche de transformer un film de commande en film d’auteur.
Gérard Conio