Bullet Park

Bullet Park d’après Les Lumières de Bullet Park de John Cheever, mise en scène de Rodolphe Dana.

   On ne connaît sans doute pas assez l’œuvre de cet auteur américain (1912-1982) qui écrivit de nombreuses nouvelles et romans dont Les Lumières de Bullet Park (1969) où, en bon ethnologue, il décrit,  avec un humour parfois  féroce, les faits et gestes de la classe moyenne américaine qui ne rêve que de consommation et de bonheur familial avec maison et petit jardin. Mais où c’est le plus souvent l’ennui, voire le désespoir des jeunes et de leurs parents via l’alcool , et le prétendu bonheur de ces gens qui croient à l’ idéal de l’ »american way of life qui s’écroule. Avoir  toute une maison parfaitement équipée en appareils électro-ménagers dernier cri, c’était le rêve de l’époque pour beaucoup  de petits employés américains, petits-enfants de paysans émigrés venus tenter leur chance sur le continent américain ;  mais, prévient Cheever, la richesse matérielle  et la consommation ne protègent contre rien et ne peuvent  jamais être  le gage d’un bonheur quelconque.
Dans Les Lumières de Bullet Park, Cheever met en scène un couple,  les Nailes  tout à fait représentatifs de cette « classe moyenne »: la femme  s’occupe de la maison,  son époux  est le représentant local  des bains de bouche Spang produits par la Saffron Chemical Corporation,  et  ils ont un fils Tony; tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Tony quii passe son temps à regarder la télévision, au lieu de faire ses devoirs, ne tombait soudain dans une grave dépression au point de ne plus vouloir quitter son lit. Cheever  se moque de ce monde de petit bourgeois bien pensants et propres sur eux,  mais sans haine, dans une coexistence, comme le souligne Rodolphe Dana, entre tragédie et comédie.
Et l’on n’est alors souvent pas loin, dans ce faux paradis sur terre des scènes absurdes qui ont ont fait la  réputation d’un Ionesco. La vie réelle et le langage qui  la sous-tend semblent alors disparaître: tout  part en vrille, emporté par un délire total,  comme dans cette scène où  Nellie et Elliott Nailes reçoivent chez eux  un couple de voisins qu’ils ne connaissent pas; Elliot prend seulement le train chaque matin avec Paul Hammer mais Nellie ne connaît pas Marietta qui raconte que Paul a traduit l’œuvre d’Eugenio Montale, poète italien, prix Nobel en 75, avant de s’apercevoir… qu’il était déjà traduit! Et il y a cette réplique  aussi merveilleuse qu’absurde de Marietta: « Et vous Elliott? vous traduisez également des poètes étrangers déjà traduits?  » *
Le roman est plein de ces dialogues surréalistes qui ont la saveur de scènes théâtrales : restait à adopter ce roman à la scène et Rodolphe Dana , Katja Hunsinger et Laurent Mauvignier n’ont pas vraiment réussi leur coup:  cette « adaptation « où on ne retrouve pas vraiment  Cheever, s’étire sur deux heures dix, sans qu’il y ait vraiment de fil conducteur, et même si il y a une belle unité de jeu chez les sept comédiens, même si la scénographie est réussie (une pelouse vert cru avec une cuisine avec sept réfrigérateurs tous modèles confondus), on s’ennuie assez vite. Les petites scènes se succèdent aux petites scènes sans trop de rythme et ce qui aurait pu passer en une heure vingt devient vraiment laborieux, au point que des spectateurs exaspérés quittent la salle. C’est l’éternel problème d’incompatibilité  entre  récit  et dramatique, que ce soit au théâtre ou au cinéma,  et la  correspondance entre Goethe et Schiller en faisait déjà foi, au point que  peu  d’ adaptations de romans  tiennent la route quand elle sont portées à la scène. Soit l’on veut préserver  la quasi intégralité du texte. Ou bien il faut tailler à la hache et l’univers du roman comme les personnages  disparaissent :  il y faut  de toutes les façons  une dramaturgie exemplaire, ce qui est rarement le cas…
Alors à voir? Pas sûr! A part quelques scènes où le théâtre reprend ses droits comme celle qui est citée plus haut, on reste vraiment sur sa faim. A vous de  décider , avant de vous embarquer pour ce  long voyage éprouvant de deux heures dix…

Philippe du Vignal

Théâtre de la Bastille jusqu’au 22 décembre.

Les Lumières de Bullet Park, traduit de l’américain par Dominique Mainard est publié au  Serpent à plumes 270 pages, 20 euros.

* La farfalla di Dinard (1956) – Papillon de Dinard, a été traduit par  Mario Fusco  et est publié par Verdier, 2010.

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