Ivanov

Ivanov de Tchekhov,  (première version), traduction de Françoise Morvan et André Markovics, mise en scène de Jacques Osinski.


Ivanov est la première pièce de Tchekov à avoir été jouée (1887) mais on ne met en scène d’habitude que la seconde version, (1889) sous-titrée tragédie et non plus comédie. Jacques Osinski a choisi de revenir à cette première version redécouverte par André Markovics il y a une dizaine d’années.Le canevas général et les dialogues sont  proches. C’est l’histoire d’Ivanov, 35 ans, (on dirait 45 maintenant)plus très jeune et pas encore vieux   » déçu, fatigué, écrasé par une activité médiocre « comme il le dit-lui-même, dont le femme Anna Petrovna, née Sarah Abramson, est rongée par la tuberculose (comme Tchekov); il l’a aimée follement mais il s’en est détaché.
En fait, il y a eu un double malentendu: Anna a abandonné la religion juive et donc son identité pour se marier avec lui; reniée par ses parents, elle n’a pas eu de dot  et Ivanov, en épousant une femme juive, est mis au ban de cette  société rurale antisémite! Sans argent, mal dans sa peau,  il est  fasciné, même s’il s’en défend et se sent   coupable, par Sacha (20 ans), la fille des Lebedev qui l’aime elle passionnément.
Mais Lvov le jeune médecin , sans doute aussi  un peu amoureux d’Anna qu’il essaye de soigner,  injurie Ivanov à qui il reproche de mal se conduire avec  elle . II culpabilise et reconnaît avoir fait des erreurs et l’avoir trompée mais ne supporte pas qu’Anna le traite de menteur et de lâche; exaspéré, comme s’il voulait en finir, il dira cruellement à  sa femme  qu’elle va bientôt mourir.
Quant à Sacha, elle ne supporte pas non plus que Lvov juge Ivanov  et l’attaque sans arrêt. Ivanov, écorché vif, épuisé par ces épreuves, sait peut-être dans cette première version qu’il est au bout du rouleau ; ce qui se vérifie, puisqu’il meurt peu après  d’un infarctus. Mais il y a des différences notables entre des deux versions:  comme on est à la campagne,  au cœur de la Russie centrale, on parle  souvent gros sous, comme dans La Cerisaie: fermages, dettes et dotes, champs qui rapportent, et… traites à rembourser; les personnages, des êtres ordinaires, sont bien ancrés sur leurs terres, même et surtout quand ils n’ont plus  d’argent.
Par ailleurs,le mariage de Sacha et d’Ivanov a lieu bien avant,  et à la fin, Ivanov meurt seul, un peu à l’écart, alors que dans la seconde version, il se suicide devant tout le monde. En fait, Tchekov , dont le regard est parfois féroce, surtout quand il dénonce l’antisémitisme de Chabelski, veut peindre un monde du quotidien, et ce monde n’est pas encore celui du drame de le seconde version :  » Le plus souvent, on mange,on boit, on flirte, on dit des sottises. C’est ça qu’on doit voir sur la scène. Il faut écrire une pièce où les gens vont, viennent, dînent, parlent de la pluie et du beau temps, jouent au whist, non par la volonté de l’auteur, mais parce que c’est comme ça que ça se passe dans la vie réelle. Alors,naturalisme à la Zola ? Non, ni naturalisme, ni réalisme. Il ne faut rien ajouter à un cadre. Il faut laisser la vie telle qu’elle est, et les gens tels qu’ils sont, vrais et non boursouflés. »
Jacques Osinski a donc  voulu montrer cette société rurale, très fermée sur elle-même, où  l’on s’ennuie et  où, en proie à la nostalgie dès que l’on passé la trentaine,on ne sait trop quoi faire de sa vie.  » Le passé me tourmente et je crains l’avenir » , faisait déjà dire à ses personnages  le bon Corneille! Alors on joue aux cartes, on dit du mal de ses proches parents ou amis, on rêve à des mariages, on mange des harengs et des gâteaux, on boit beaucoup, et  de la vodka plus que du thé!
Et le metteur en scène pendant la première moitié du spectacle nous montre ces anti-héros tchekoviens en proie à la lassitude et à l’ennui, errant d’un canapé à un fauteuil,  qu’ils repositionnent très souvent sans que l’on sache bien pourquoi. Le décor, plastiquement très réussi, dans les gris et crème, avec une profondeur de champ très limitée, de façon obscène au sens étymologique du mot, ressemble à une « installation « et tient  donc  d’une œuvre d’art contemporain où  deux lampadaires sur pied dispensent une lumière des plus avares.   Comme l’on voit à peine ce que disent les comédiens dont certains ont une diction approximative, et qu’ils bougent à peine et parlent doucement, en prenant des temps , une douce torpeur s’empare  du public, jusqu’à plomber le spectacle. Il  est vrai que le début de la pièce n’est quand même pas du même niveau que celui des grandes pièces de Tchekov et que l’on sent encore une certaine difficulté chez Tchekov à s’emparer des personnages. Il y a un parti pris sans aucun doute mais vraiment, on ne comprend pas ce que le metteur en scène a voulu faire  et  cela ne fonctionne pas, surtout dans cette salle difficile du Théâtre de l’Ouest Parisien.
Puis, comme par un coup de baguette magique, la scène est davantage éclairée, on voit chaque personnage, les dialogues incisifs ont une vie et une saveur incomparables, et il  y a  des scènes étonnantes de vérité et de cruauté, comme celle où Sacha embrasse Ivanov et qu’elle s’aperçoit vite qu’Anna Petrovna est là, muette, en train de les regarder, ou quand Ivanov subit les reproches d’Anna, ou encore quand Lvov le jeune médecin, sûr de lui, accable Ivanov de reproches qui lui rappelle que les êtres humains son complexes. Tout est juste et clair  dans la direction des  acteurs qui sont excellents;  Vincent Berger (Ivanov),  Grétel Delattre (Anna Pétrovna), Jean-Claude Frissung (Lébédev), Delphine Hecquet (Sacha), ou Alexandre Steiger (Lvov). On retrouve ici la même exigence de mise en scène que dans les travaux précédents d’Osinski, notamment Le Triomphe de l’amour. Comme si Jacques Osinski était plus à l’aise dans les scènes intimistes avec dialogue coup de poing .Alors à voir? Oui, si vous voulez découvrir un Ivanov inédit mais surtout  pour la seconde partie du spectacle mais… prenez un café avant de subir la première et essayez d’être dans les premiers rangs…

Philippe du Vignal


Théâtre de l’Ouest Parisien à  Boulogne jusqu’au 13 novembre.


Archive pour novembre, 2011

ÇA DÉCHIRE

Ca déchire, mise en scène de Véro Dahuron et Guy Delamotte,  textes de Sigurdur Palsson, Frédéric Sonntag, Elie Karam, Lot Vekemans, Angel Norzagaray.

Mustapha Aouar rencontré à l’issue des Poseurs de voie, nous convie à cette première série de représentations des Rencontres du Théâtre du Réel, il y a une grève du RER, Gare au Théâtre réclame des spectateurs-son point faible, malgré l’originalité de sa démarche et les axes qu’il défend ! Alléchés par l’axe du théâtre documentaire, nous le suivons, et  le Panta Théâtre fait remonter des souvenirs très lointains.
Cette partition inachevée entre Vero Dahuron et Timo Torrika, massif acteur islandais, tourne autour des ruptures de couples. Malgré un travail plutôt soigné sur le plan plastique, les deux acteurs peinent à convaincre. La théâtralité ne semble pas au rendez-vous de ce sujet de prédilection du théâtre de boulevard.

Edith Rappoport
www.pantatheatre.net

Gare au Théâtre Vitry sur Seine

LES POSEURS DE VOIES

LES POSEURS DE VOIES La Constellation, Mise en scène Alexandre Ribeyrolles, Musique de Marco Quesada avec Jacques Germain et Hélène Savina chanteurs, 5 batteurs dirigés par Riké (Éric Goubet), film d’Alain Petoux.

La place du théâtre de Vitry est occupée par un immense dispositif, des dizaines de tonneaux métalliques à hauteur de nos têtes surmontés de grands écrans de part et d’autre de la place occupée par un public clairsemé. La tension monte avec la musique lyrique de belles voix, des images ferroviaires et les rythmes frénétiques frappés avec énergie sur les tonneaux. On installe sur les rails la future voie de chemin de fer qui reliera Vitry et d’autres villes au réseau SNCF. La compagnie KNAM de Komsomols sur amour rencontrée au Festival Sens interdits du Théâtre de Célestins de Lyon (voir blog du 25 octobre), qui nous accompagne est comme nous sidérée. Les poseurs de voies ont bénéficié d’une commande du Conseil Général du Val de Marne, de la ville de Vitry, de la SNCF, de la RATP et de Total.
Edith Rappoport

Place du Théâtre de Vitry
11 représentations dans le Val de Marne jusqu’au 12 décembre, www.laconstellation.com

LES POSEURS DE VOIES à ….

Villejuif : le samedi 12 Novembre 2011 à 19h (En face du 7 rue Saint Exupéry 94800 Villejuif)Arcueil/Cachan : le lundi 14 Novembre 2011 à 18h30 (Rue Léon Eyrolles – parking de la Gare 94230 Cachan)Bagneux : le mercredi 16 Novembre 2011 à 18h30 (Rond-point des Martyrs de Châteaubriant, 92220 Bagneux)Alfortville : le vendredi 18 Novembre 2011 à 18h30 (à l’angle de la rue Constantinople et du Cours Beethoven, 94410 Alfortville)Créteil : le samedi 19 Novembre 2011 à 19h (Rue Gustave Eiffel / Parking de l’Echat 94000 Créteil)Vitry – Les Ardoines : Le lundi 21 Novembre 2011 à 18h30 (Parking des Ardoines 94400 Vitry-sur-Seine)Maisons-Alfort : le jeudi 24 Novembre 2011 à 18h30 (Devant le Stade Hébert, 79 av de la liberté 94700 Maisons Alfort)Saint-Maur-des-Fossés : le samedi 26 Novembre 2011 à 17h (Parvis de la Gare RER St Maur- Créteil 94100 Saint-Maur-des-Fossés)Champigny : le vendredi 2 Décembre 2011 à 19h (Place Lénine 94500 Champigny-sur-Marne)Nogent sur Marne / Le Perreux-sur-Marne : le lundi 12 Décembre à 18h (Parking de la Gare côté « Le Perreux »)

Cendrillon

Cendrillon, texte original de Joël Pommerat d’après le mythe de Cendrillon, mise en scène de l’auteur.

 jpommeratcendrillon20ciciolsson.jpgL’histoire de Cendrillon fait partie de la culture et de la mémoire collective de tout Français qui l’a lue enfant  dans une version édulcorée du fameux conte de Charles Perrault, et souvent assez  piteusement illustrée. Ou bien dans celle des frères Grimm mais qu’une fois adulte, il n’a jamais relue…
Donc cette petite fille devenue adolescente, est persécutée par la nouvelle épouse de son père mais une charmante fée va l’introduire dans un bal donné à la cour du Prince. Mais les deux filles de la dame vont tout faire pour  écarter Cendrillon, du Prince charmant. Mais, miracle comme il n’en existe que dans les contes de fée, une petite chaussure de vair (fourrure de grand prix) que Cendrillon a perdue en sortant du château, va permettre au Prince de retrouver celle dont il tombé aussitôt éperdument amoureux et  se marier avec elle.
La gentille Cendrillon aura donc droit au bonheur qu’elle a amplement mérité après tant d’années passées à souffrir chez son odieuse belle-mère qui lui faisait  accomplir  du matin au soi les travaux ménagers les plus durs. Bref, la justice est passée et la morale est sauve…
Bien entendu, Joël Pommerat quand il s’empare de ce genre de mythes où  le héros  doit lutter contre sa propre famille ( Le Petit Chaperon rouge ou Pinocchio),  réécrit cette histoire  et quitte résolument les domaines de du conformisme. Et c’est une autre Cendrillon qui apparaît: la gentille jeune fille va enfin quitter un état d’aliénation  où elle acceptait d’obéir aux ordres donnés par sa méchante belle-mère. Et on se demande si elle n’y trouvait pas un certain plaisir masochiste pour acquérir enfin sa liberté et entrer dans un monde sans doute moins confortable et moins rassurant mais où elle pourra acquérir une véritable  identité.
Cendrillon n’est plus ici le personnage de la gentille petite fille martyrisée mais elle devra affronter la vie  avec ses trous noirs qui se nomment la mort, l’absence, la peur, etc.. L’enfant qu’elle était, va grandir, supporter les épreuves  et sera ainsi condamnée à revivre la perte  de sa mère chérie dont Charles Perrault parle peu mais sur laquelle Pommerat revient. Une obsession de Cendrillon.
En devenant adulte après ce parcours initiatique, elle devra accepter ce deuil, parce qu’il n’y a malheureusement aucune autre issue si l’on veut vivre.  » Le désir de vie par rapport à son absence », dit Joël Pommerat. C’est sans doute  le prix à payer quand on veut acquérir son autonomie et ne plus être sous la coupe des adultes et des familles. L’image de cette mère disparue, que l’on voit étendue sur son lit au début et à la fin  est bien en filigrane de tout le spectacle et en est le véritable moteur. Mais il y a de l’ironie et du comique dans l’air: une belle-mère vulgaire jusque dans ses expressions, un Prince qui a perdu son auréole de Prince charmant et Cendrillon la petite fille aux boucles blondes un peu neuneu, héroïne des comédies musicales tirées du célèbre conte.
Eric Soyer,  remarquable scénographe et éclairagiste (rare double fonction), a imaginé un cube noir très fermé où chacun des personnages va prendre une dimension mythique. Le plateau devient ainsi le cadre sublime de courtes scènes où la voix du narrateur (Marcella Carrara) nous introduit lentement. Une scénographie et des lumières qui sont une écriture en elle-même et on sent que chaque terme en a été soigneusement pesé, en accord parfait avec la mise en scène.
Le jeu de tous les acteurs belges: Noémie Carcaud, Caroline Donnely, Catherine Mestoussis, Alfredo Canavate et, en particulier, Deborah Rouach (Cendrillon) est de grande qualité et nous nous sommes vite laissés emporter. par ce conte pour adultes/enfants ou pour enfants/adultes, si l’on préfère. Et la mise en scène de l’auteur est d’une précision absolue, ce qui n’exclut pas une grande poésie, au contraire. Jamais peut-être, Joël Pommerat n’aura dans ce conte aussi bien maîtrisé à la fois l’écriture et la mise en forme théâtrale. Il y a en effet ici plusieurs niveaux possibles de lecture, et la joie dans les yeux d’un petit garçon de onze ans et de sa sœur de neuf ans faisait plaisir à voir. Seul bémol: on ne voit pas bien, à part les nuages qui passent et encore (c’est devenu un stéréotype du théâtre contemporain!) à quoi peuvent servir les images vidéo  de motifs géométriques en noir et blanc  qui polluent la vision des images.
Mais sinon, quelle intelligence dans la conception du spectacle et quel raffinement dans la direction d’acteurs! Après tant de spectacles approximatifs depuis la rentrée, cela fait du bien à voir ! N’hésitez pas, même si la salle et la scène sont peu éclairés (mais il n’y a rien de violent ou d’agressif), à y emmener des enfants à partir de huit ans. Vraiment, vous ne le regretterez pas, et eux non plus.

Philippe du Vignal

Odéon-Théâtre de l’Europe- Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris (XVII ème) jusqu’au 25 décembre. T: 01 44 85 40 40.

Vente aux enchères publiques de la collection Sacha Guitry

Vente aux enchères publiques de la collection Sacha Guitry d’André Bernard.

 

sacha.jpgLe catalogue lui-même est déjà une œuvre d’art que tout passionné de Sacha Guitry devrait acheter. En 269 pages, c’est la vie artistique et personnelle de l’auteur, acteur, metteur en scène de la première moitié du XX siècle qui nous est racontée, avec une riche iconographie et de nombreux textes, lettres et témoignages.
Il sort à l’occasion de la vente aux enchères de la collection d’André Bernard qui a voué sa vie à cet artiste qui c’est selon, fut adulé ou détesté. Sacha Guitry, né à Saint Petersbourg en 1885, est décédé à Paris en 1957 et une foule immense de parisiens suivit jusqu’au cimetière de Montmartre,les funérailles de l’ homme, qui incarna tant à l’époque «  l’esprit parisien ».
Trente six films et plus d’une centaine de pièces jalonnent sa carrière. Il a aussi dessiné des centaines de caricatures et écrit neuf cent articles dont une grande partie va se retrouver dans cette vente aux enchères sous la forme de plus de huit cents lots. André Bernard, que la maladie empêche aujourd’hui de poursuivre et d’entretenir sa collection, préfère, comme il le dit lui-même transmettre ce patrimoine. « J’ai bien dit transmission- et non séparation- d’une collection que je souhaitais, dès sa création, qu’elle soit la plus belle, la plus originale et la plus riche dont je puisse rêver ».
Chacun pourra donc emporter un morceau de ce rêve mais  la vente de la collection du mime Marceau en 2009 a malheureusement montré à quel point la dispersion de ce type de biens pouvait être aisée. Nous ne sommes pas dans un de ces pays de l’Est qui fondent une partie de leur patrimoine culturel sur de belles et riches maisons/musées d’écrivains, et la maison de Balzac à Paris ne verra pas son embellissement comme prévu, pour cause redistribution de budget ! Bref, la politique culturelle nationale et parisienne ne favorise pas ce type de patrimoine.
Sacha Guitry a été un des plus brillants esprits du début du XX ème siècle. Jalousé, dénigré, accusé et condamné pour collaboration, il a répliqué par un livre,
60 jours de prison  dont le manuscrit original sera aussi mis aux enchères, avec une estimation de 10.000 à 15.000 euros….ainsi que d’autres pièces importantes et la totalité de la vente est estimée à 700.000 euros.
Guitry,( marié cinq fois) s’est livré à nombre de réflexions, ou a écrit des pièces de théâtre ,sur les femmes et le mariage.Et citons seulement deux phrases de lui qui traduisent bien son amour de Paris; « Aimer Paris rend orgueilleux, car il vous devient à ce point nécessaire qu’on en arrive à croire qu’on pourrait lui être utile ». L’autre, très actuelle, date de juillet 1940: « La vie à Paris est loin d’être ce qu’elle fut, mais ne pensez-vous pas qu’il vaut mieux se priver à Paris que de se contenter ailleurs ».

 

 

Jean Couturier

 

Catalogue de vente de la société Ader Nordmann: 30€  Ventes aux enchères à Drouot-Richelieu à Paris le 17 et 18 novembre.

N0 83 Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort

N0 83 Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort, texte et mise en scène de Tiit Ojasoo et Ene-Liis Semper.

 

th99lievremort.jpgLe Théâtre NO99 de Tallinn,  capitale de l’Estonie au bord de la mer Baltique, compte  400.000 habitants, 10 théâtres, 151 jours par an avec pluie et 93 avec neige.
Le titre du spectacle fait  référence à une action de trois heures que Joseph Beuys avait réalisée à Dusseldörf en 65. Il tenait contre lui un lièvre mort à qui il montrait des tableaux: grâce à des micros disposés dans ses chaussures, le public, qui n’avait pas accès à la galerie,  pouvait cependant voir  Beuys à travers une porte vitrée, une fenêtre et des images vidéo, et entendre ses pas et les commentaires  qu’il murmurait , quand il expliquait le sens de l’art au lièvre mort.
N0 83 se passe dans une  salle répétition aux murs défraîchis,où  il y a juste un vieux canapé, une étagère avec des bouteilles, quelques livres et des bacs en plastique bleu pâle. Neuf jeunes comédiens-sept hommes et deux femmes-travaillent à des exercices d’improvisation, et une dame plus âgée- la directrice de l’endroit?- vient de temps en temps discuter avec eux. Ils entament aussi de grandes dialogues sur l’esthétique du théâtre et de l’art.
Un des jeunes gens apporte plusieurs planches de bois blanc qu’il fait tomber une à une avec un grand bruit. Ils  s’amusent aussi à tous se blottir en mélangeant leurs corps sur l’unique canapé. Il y a aussi des exercices de mime à partir d’un mot. Et une historienne de l’art parle en vidéo de l’art de Beuys.
Dans une scène merveilleusement poétique, trois grands lapins entrent chacun avec une feuille de papier blanc et  regardent en silence un des  jeunes  gens dont le corps est accroché à une planche contre un mur, puis se concertent  et  hochent doctement la tête, dans une inversion souvent utilisée dans l’art (notamment sur le tympan de l’abbatiale d de Conques où est fustigé , avec beaucoup d’humour, le braconnage avec deux lapins portant, attaché à une perche le corps d’un chasseur).
Ici, c’est une allusion évidente à la passion qu’avait Beuys pour  les animaux; on sait qu’il avait partagé trois jours à vivre aux Etats-Unis dans une cage avec un coyote sauvage, espèce que vénéraient les Indiens et qu’avaient cherché à éliminer les colons américains. A la fin, les comédiens  ramassent ce qui est sur la scène: planches, rayonnages, objets qu’ils rangent soigneusement dans les bacs en plastique bleu et posent le tout sur le canapé qu’ils vont  emballer façon, Christo ou Kantor, avec un  grand tissu crème et ficeler avec des cordes, puis  suspendre à un filin,  à quelques mètres au-dessus de la scène. C’est une très belle installation qui pourrait figurer sans complexe dans n’importe quelle biennale d’art contemporain, et que l’on ne lasse pas de regarder jusqu’à la fin.
Puis la dame plus âgée en costume folklorique ridicule vient vanter avec les mêmes phrases les différents mérites de la culture traditionnelle estonienne…. Comme ce collage de scènes est impeccablement réalisé et que les acteurs sont  tout à fait concentrés, ce N0  83 se regarde avec un certain plaisir. Bien entendu, ce NO 83 penser à de nombreuses actions/performance auxquelles on a pu assister dans les musées  d’ Allemagne ou  de  Pologne dans les années 80 et a donc un air de déjà bien connu; quant aux fausses impros parfaitement  réalisées, elles reproduisent ce que l’on peut voir tous les jours dans toutes écoles de théâtre.
Et ce n’est quand même pas d’un intérêt majeur au bout de dix minutes, et le théâtre dans le théâtre, merci, on a déjà beaucoup donné! Et on s’ennuie donc un peu comme à tout happening, performance, événement ou action mais… cela fait aussi partie du jeu, comme le disait Marcel Duchamp. Mais, malgré une fausse fin maladroite après la suspension de l’emballage, ces deux heures trente sans entracte, adroitement mis en scène par Tiit Ojasoo et Ene-Lis Semper,  se digèrent assez bien, même si le spectacle, malgré de bons moments, aurait sans aucun doute été beaucoup plus drôle et plus fort s’il avait été  moins long.
Alors à voir? Disons que ce n’est pas vraiment une priorité, mais cela peut être intéressant, surtout pour des professionnels, d’aller voir  cet ovni  à la  frontière entre arts plastiques et théâtre… Après tout, on ne va pas en Estonie tous les jours , alors ,pour une fois que l’Estonie vient à Paris!

 

Philippe du Vignal

 

Théâtre de l’Odéon jusqu’au 10 novembre.

Le Baladin du monde occidental

Le Baladin du monde occidental de J.M. Synge, mise en scène d’Elizabeth Chailloux.

 

  synge.jpgLa pièce de Synge à sa création en 1907 avait provoqué quelque scandale à la fois  à cause de son  thème  et   du  parler plutôt rude  des habitants de  cette île perdue  irlandaise  que le dramaturge a su habilement  installer dans cette fable populaire.
Cela se passe dans un bistrot où, un soir, surgit de nulle part un jeune homme, Christy Mahon,  qui se met à raconter sa pauvre histoire. A l’entendre, il prétend avoir tué son père d’un coup de bêche à la tête au cours d’une bagarre; ce qui suffit, dans cette île où il ne se passe sans doute pas grand-chose,  à faire de lui une sorte de héros exceptionnel. On oublie vite qu’il est un  parricide et personne n’ ira le dénoncer aux « casqués »,  comme disent ces gens simples ; les hommes du coin l’admirent et les femmes-les jeunes comme les moins jeunes à l’instar de la veuve Quin voudraient bien le conquérir. Et la fille du patron de l’auberge, la mignonne Pegeen Mike, absolument subjuguée par Christy, se désintéresse alors de son fiancé un peu falot. Mais , catastrophe, voilà qu’un vieil homme barbu, le crâne couvert de sang, arrive à l’auberge; c’est le père de Christy qui a survécu à sa blessure, et  veut se rapprocher de son fils …dont cela ne va être la fête au village. En effet d’un seul coup, maudit et couvert de honte, il échappera de peu à la pendaison; devenu maintenant un homme, il quittera l’île pour aller, comme un baladin, raconter de nouveau sa pauvre histoire dans le monde occidental.   Le Baladin du monde occidental, c’est une merveille de pièce au dialogue exceptionnel pas si facile à monter que cela, puisque le metteur en scène doit absolument faire surgir les rêves de ce personnage aussi fantasque qu’attachant, ici solidement incarné par Thomas Durand  dont le personnage est  crédible dès les premières répliques et qui a une présence magnifique sur le plateau. Mais Elizabeth Chailloux semble avoir eu plus de mal avec les autres comédiens qu’elle  a pourtant, pour la plupart, déjà employés ,  et  le soir de la première, ils surjouaient presque tous et criaillaient souvent à qui mieux mieux, ce qui empêchait  de savourer la traduction de ce texte sublime faite par Françoise Morvan.
Il y a cependant de beaux moments dans cette mise en scène solide dont on aurait souhaité qu’elle soit plus exigeante, mais dont la scénographie imaginée par Yves Collet , un peu sèche et un peu trop géométrique, n’est sans doute pas des plus heureuses. Il y a aussi un ciel chargé de nuages qui défilent sans apporter grand chose (l’inévitable manie de la vidéo a encore frappé!).
On comprend bien le souci qu’a eu Eizabeth Chailloux de ne pas tomber dans le rustico-pittoresque faussement irlandais mais le résultat est loin d’être convaincant.
Alors à voir? Une fois le spectacle rôdé et une direction d’acteurs mieux maîtrisée, pourquoi pas? Et c’est une bonne occasion de découvrir cette pièce devenue  qui, il y a quelque cent ans déjà, fit le bonheur des Parisiens, dont Paul Léautaud qui ne s’était pas trompé sur le génie de Synge qui avait donné l’idée des Fusils de la mère Carrar à Brecht. Si, si , c’est vrai!
Il y a peu de textes, qu’ils soient français ou étrangers de l’époque qui aient réussi à passer l’épreuve du temps comme celui-ci!

 

Philippe du Vignal

 

Théâtre d’Ivry. salle Antoine Vitez jusqu’au 30 novembre

Candide

Candide, un spectacle masqué d’après Voltaire, adaptation et dramaturgie d’Isabel Garma, mise en scène de Rafael Biancotto.

 

  candide.jpgOn connaît tous le fameux roman Candide ou l’optimisme, traduit de l’allemand de M. le Docteur Ralf alias Voltaire, publié en 1759 à Genève et  qui a souvent fait l’objet de nombreuses adaptations théâtrales. Voltaire est un scénariste génial et les aventures de de ce jeune garçon qui vit au château de Thunder-ten-tronchk où il suit l’enseignement du philosophe Pangloss qui lui enseigne la la métaphysico-théologo-cosmonigologie et qui pense que l’on vit dans le meilleur des mondes possibles. mais voilà, Candide est chassé du château pour s’être livré à une « leçon de physique expérimentale » sur  Cunégonde, fille du baron. Le pauvre Candide,  enrôlé de force dans des troupes bulgares, assistera impuissant à la boucherie d’une guerre sans merci, puis retrouvera le pauvre  Pangloss défiguré par la vérole qui lui dira que Cunégonde a été violée par les Bulgares puis il s’embarquera pour Lisbonne où il arrive le jour du tremblement de terre. Il y découvre l’Inquisition et Pangloss sera pendu au cours d’un autodafé! La découverte du monde par Candide s’annonce mal
Il retrouve par hasard Cunégonde devenue la maîtresse d’un grand inquisiteur et d’un juif très riche qu’il tuera avant de s’enfuir avec son valet Cacambo en Amérique du Sud  et il devra abandonner Cunégonde à Buenos-Aires avant de se retrouver au Paraguay où il retrouve le frère de Cunégonde qu’il va tuer.Puis il découvre l’Eldorado  Il retrouvera par la suite, dans une sorte de quête obsessionnelle, sa Cunégonde qui a été vendue comme esclave mais avec Cacambo, il  rejoint Paris où,  à cause de la médecine, il a failli mourir puis Venise où il retrouve Paquette la servante du château et son amant le moine Giroflée.Puis Candide arrive à Constantinople où il retrouve Pangloss qui a échappé à la pendaison,rachète Cunégonde devenue esclave; elle est laide et méchante mais il l’épouse quand même. Il vit désormais là-bas avec Pangloss, Cunégonde, Pâquette et Giroflée : désabusé mais un peu plus serein, il dit simplement cette seule phrase devenue célèbre: « Il faut cultiver notre jardin ».
Le scénario de ce conte philosophique et véritable roman initiatique est délirant mais exemplaire, et le dialogue dès les premières répliques se révèle d’une ironie cinglante à partir duquel on peut  effectivement bâtir un spectacle. Rafael Biancotto a choisi de construire sa mise en scène sur deux principes: une scène nue avec quatre comédiens: deux hommes et deux femmes pour interpréter la vingtaine de personnages de la saga imaginée par Voltaire, et trois musiciens ( tuba, clarinette et claviers) pour les accompagner avec du fado, des mélodies tropicales, orientales, et des bruitages assez bien vus.. Et de faire pencher le tout vers un  jeu masqué, très gestuel. Il y a parfois de belles trouvailles mais ce n’était sûrement pas l’idée du siècle de traduire, par un jeu masqué,l’ironie du texte et le refus de Voltaire de se plier aux diktats de l’église toute puissante  qui régnait sur son époque.   De temps en temps , quelques  répliques réussissent à  émerger mais la quintessence du texte a disparu et, avec elle, la modernité du propos que Rafael Biancotto voudrait,dit-il, nous révéler. En fait, manque d’évidence  une véritable dramaturgie où l’on  retrouverait  l’essentiel de ce conte philosophique,mais c’est loin  d’être le cas…
Comme, de plus,le spectacle qui commence déjà en retard, n’a pas assez de rythme et traîne en longueur, le compte n’y est pas tout à fait, malgré les efforts des comédiens pour rendre crédibles leurs personnages. D’autant que les masques sont  laids, sauf celui tout à fait étonnant de Pangloss.
Alors à voir? Non, ma mère… Dommage mais nous ne voyons pas bien pourquoi on vous enverrait jusque là; le résultat est quand même trop décevant par rapport aux intentions affichées par le metteur en scène, et ce serait un bien mauvais coup que d’y emmener des lycéens si on voulait leur faire découvrir  ce merveilleux Candide qui reste plus de deux siècles après sa parution un trésor national d’une intelligence et d’une  ironie qui sont restées exceptionnelles. On imagine ce qu’ un acteur, même seul en scène, comme Luchini par exemple, pourrait en faire…

 

Philippe du Vignal

 

Théâtre de Ménilmontant jusqu’au 23 novembre

Cendrillon

Cendrillon , livret de Gérard Sibleyras et Etienne de Balasy, musique de Giora Linenberg, chorégraphie de Caroline  Roélands, mise en scène d’Agnès Boury.

  Annoncé comme un spectacle qui devrait séduire autant les petits que les grands, cette nouvelle version musicale du conte ancien, repris par Perrault, puis par les Frères Grimm, s’inspire ici du film de Disney  et ses créateurs parisiens ont un sens des affaires  évident . C’est sans doute pour cela  que cette Cendrillon est tout aussi efficace qu’irritante.
Efficace: les petites filles surtout y trouvent la confirmation de leurs rêves : la belle Cendrillon, fait son apparition au grand bal royal vêtue d’une robe blanche, soyeuse et ravissante, malgré les ruses des méchantes belles-sœurs et de la belle-mère dominatrice-
merveilleusement jouée et chantée par Anjaya. Des gloussements de plaisir qui fusaient autour de moi ont tout dit. Les petits adorent  aussi les autres invitées du bal, dont beaucoup  sont des travestis barbus, voilés, maquillés, chaussés de talons aiguilles et vêtus de robes clownesques. La musique  fait écho à ce mélange chaotique, quand les deux sœurs Suzie et Suzon, font leur apparition, déguisées en poupées grunge avec grosses bottes, et  perruque fabuleuse de toutes les couleurs. Ces deux bêtes de scène, agressives, prêtes à tout pour épouser le jeune prince, se lancent dans un numéro de rock avec une énergie extraordinaire, et  c’est un des  moments les plus vivants. La musique, souvent sans intérêt, fonctionne malgré tout  grâce aux  percussions. Pour les petits de 4 à 10 ans, tout  est  impeccable.
Mais  cette Cendrillon  s’adresse aussi à leurs parents, et… le spectacle  révèle  une chose: les Français n’ont pas encore vraiment compris le fonctionnement  de la comédie musicale, un genre créé aux États-Unis et perfectionné plus tard en Grande-Bretagne (Tim Rice, Andrew Lloyd Weber) . Et même quand il s’agit d’un spectacle jeune public (Annie, Le Roi Lion, Peter Pan, Pinocchio), les anglophones sont, eux,davantage capables de créer du grand art, voire de renouveler le genre à chaque fois. Ce qui n’est pas vraiment le cas en France!  Cette version de Cendrillon  a en effet quelque chose de poussiéreux et vieux jeu. La créativité, la fantaisie, et  la vraie magie qui devraient illuminer la scène n’y sont pas tout à fait: la musique se réduit à des sonorités insipides soutenues par les percussions, et les danseurs ont beaucoup de mal et leur premier numéro inspiré de danses irlandaises trahit aussitôt  un manque de flexibilité et  d’entrainement  au jazz-danse, ici raide et sans intérêt, réalisé dans l’intention de ne pas trop exiger de danseurs apparemment peu préparés
à ce genre de spectacle.
Le théâtre musical, rappelons-le, dépend d’une  étroite collaboration entre la danse, la chorégraphie, qui ont autant d’importance que le chant, et le travail des chanteurs-comédiens. Ici, le déséquilibre  et la pauvreté des moyens scéniques  sont trop évidents! La belle voix de Frank Vincent (le père de Cendrillon)  vient  directement de la bonne  tradition de l’opéra lyrique…Mais dès qu’il ouvre la bouche, il transforme les autres artistes en chanteurs du dimanche. Aurore Delplace (Cendrillon) a une voix très inégale qui est plus  à l’aise dans les basses,  mais qui, dans les registres élevés, force et  devient alors perçante et criarde.
Heureusement, pour les enfants, cela leur importe peu!! Et ils adorent  cette princesse qui  finit par retrouver son prince charmant.  Caroline Roelands est  une cuisinière  à la voix très chaude , qui lui sert bien dans les moments d’intimité comique avec le chambellan du prince, que chante aussi Franck Vincent. Mais en bonne fée, cette fois, elle manque de charme, et son jeu, un peu trop appuyé, tombe à plat. Thomas Maurion, le confident de Cendrillon est à la hauteur de ce personnage très physique et il  séduit les petits, même s’il est obligé de se débattre avec un texte souvent  bavard. Le décor est solide, parfois élégant, voire  par moments très beau-  comme ces horloges en fer forgé qui remplaçent la carrosse même mais  tous les accoutrements du palais sont remplacés par des dessins un peu fades, projetés contre le mur de fond. Le grand escalier au centre de la scène qui s’ouvre et se referme pour  les changements de décor, est une excellente trouvaille et sert bien les moments les plus dramatiques.
Un spectacle donc destiné aux enfants qui souhaitent retrouver leurs personnages adorés sur scène, mais  s’ils ne sont pas encore capables de faire la distinction entre rôle et comédien.Mais la qualité de  cette Cendrillon se rapproche beaucoup de  celle d’un événement conçu dans un studio de télévision où les moyens de production manqueraient (la manière de représenter la transformation de Cendrillon en princesse, ou la musique pré-enregistrée!)… Quant aux parents, ils y trouveront leur plaisir, non dans la qualité du le spectacle mais parce que leurs enfants y auront passé un  excellent moment! Et c’est une chose  à prendre en compte…

Alvina Ruprecht



 Théâtre Mogador à Paris.

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Lulu

Lulu de Frank Wedekind, mise en scène, décors et lumières de Robert Wilson, musique et chants de Lou Reed.

  lulu.jpgLa pièce-culte de Wedekind a été souvent montée, notamment par Peter Zadek en 88 avec Suzanne Lothar mais aussi plus près de nous par Hans-Peter Cloos et par Stéphane Brausnschweig mais l’œuvre de Robert Wilson tient cette fois davantage d’une comédie rock où le texte, souvent chanté sur de la musique de Lou Reed est accessoire pour laisser une place prépondérante à une suite d’images expressionnistes en noir et blanc, disons le tout de suite d’une beauté incomparable.
  Sur la scène un grand écran blanc, avec au centre, seulement quatre petites lettres noires L U L U, cette tragédie moderne que Wedekind acheva en 1894, après plusieurs versions dont La Boîte de Pandore… Mais la pièce, tel que l’a revisitée Bob Wilson, ressemble ici plus à un argument et ne reprend sans doute qu’à peine la moitié du texte d’origine. Le spectacle commence  comme dans un éternel retour, par la même annonce que dans le le célébrissime Regard du Sourd: « Ladies and gentlemen… » Et, sur quelques notes aigrelettes de piano, s’avance alors un vieil homme chauve avec quelques cheveux qui pendent par-derrière, le visage blanc, les sourcils et les lèvres noires, courbé en deux  et s’appuyant sur une canne,sans doute le père de Lulu, puis quelques  hommes tous en habit noir, et un autre plus jeune, élégant et mince, avec un pantalon souple et chandail/cagoule, et Lulu, la femme-enfant fatale, un revolver à la main, jouée par la grande  Angela Winkler.
C’est elle qui  joue, sans l’incarner,  le personnage sulfureux imaginé par Wedekind, sans avoir du tout l’âge du rôle, puisqu’ elle a  67 ans, sans que cela soit en rien gênant, par rapport aux options de mise en scène de Wilson, qui, en fait, commence le spectacle par la fin: la mort de Lulu, prostituée déchue et qui finit  tuée par un client dans un taudis de Londres.Sur le plan plastique, c’est d’une grande beauté. On l’aura compris, Wilson est à l’opposé de tout naturalisme et a, comme finalement depuis ses  débuts à New York   et pour  tous ses spectacles, la volonté de faire un théâtre formel, en gardant, dit-il, les événements à distance, en privilégiant une vision plastique, influencée par le constructivisme.
On retrouve  dans cette Lulu les éléments de son vocabulaire scénique: décor minimal, très architectural (ce n’est pas pour rien que Bob Wilson commença par fréquenter une école d’art et de design) à base de lignes noires sur fond blanc: perches visibles avec des projecteurs et des lampadaires accrochés ,mobilier de fer comme  ces grandes chaises hautes ou ces épures de canapés, que l’on a déjà vues dans d’autres spectacles de lui et qui sont comme autant de sculptures, réglettes de  tubes fluo blanc posées au sol ou alignées sur un mur éclairé de rouge, escalier et praticables en tubes carrés noirs se découpant, en ombres chinoises comme les personnages sur un fond de scène blanc. C’est d’une rigueur et d’une précision dans le formalisme tout à fait remarquables que l’on retrouve dans la gestuelle des comédiens du Berliner Ensemble, tous admirables dans le jeu et dans le chant, voire même dans la danse, comme échappés d’un cabaret sinistre où la mort et la déchéance rôde autour de Lulu.

Mais ne comptez pas sur la moindre émotion ou alors il vous faudra bien chercher…  On pourrait penser que le monde de  Bob Wilson et celui de Brecht sont à des années-lumière mais, à bien y réfléchir, ce n’est pas si étonnant que cela: il y a longtemps en effet que Bob Wilson connaît le Berliner par le biais d’Hélène Weigel, la veuve de Brecht et de Stefan Brecht  leur fils-personnage très wilsonien -qui joua dans Le Regard du sourd  puis dans La Lettre à la reine Victoria.  Il y a une grande unité dans le jeu de ces comédiens, unité qui fait parfois défaut dans la mise en scène entre la première et la seconde partie après l’entracte, comme si deux époques de la  vie de Bob Wilson se bousculaient un peu: on retrouve ainsi l’allée de cyprès d’Edison, par exemple, d’inspiration plus surréaliste quand Lulu arrive à Paris.
  Bien entendu, comme on l’a  dit,  les mésaventures de  Lulu, la femme enfant mal-mariée, aussi capricieuse qu’érotique qu’incarna autrefois Louis Brooks dans le film de Pabst en 29 sont ici plutôt évoquées; et c’est bien à une lecture personnelle de la pièce  ou plutôt de ses thèmes essentiels que l’on est convié, lecture qui donne naissance  à  une suite d’images fabuleuses, sans doute souvent  un peu trop  désincarnées, où  la musique de Lou Reed, (mais il s’agit sauf une chanson, de morceaux déjà anciens savamment recyclés) interprétée en direct par six musiciens, tient une place magistrale.
Mais Bob Wilson devrait revoir d’urgence avec son ingénieur du son le volume des basses surtout pour les spectateurs des premiers rangs qui n’ont pas à supporter une telle aberration acoustique (voir le commentaire de notre mai Jean Couturier, maître en la matière ).  Et on peut  quand même attraper mais il faut faire une effort ( le petit écran est au-dessus de la scène quelques bribes de texte, grâce à Michel Bataillon, qui, en dramaturge expert, réussit les mains dans le cambouis, c’est à dire aux manettes, à rendre synchrone répliques et sur-titrages.

  Donc, c’est à prendre ou à laisser mais mieux vaut quand même prendre; le public semblait, lui, partagé (le spectacle,  sec et froid on l’a dit,  accuse en effet  des longueurs vers la fin de la première partie et la musique est beaucoup trop amplifiée, voire insupportable) mais il a longuement applaudi la performance des comédiens allemands dans ce qui reste, malgré les réserves indiquées, un beau spectacle.

Philippe du Vignal

Théâtre de la Ville Tél. : 01-42-74-22-77. Jusqu’au 13 novembre.. Du mardi au samedi, à 19 h 30 ; à 15 heures dimanche 13 novembre. En allemand surtitré.

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