Naples millionnaire d’Eduardo De Filippo, texte français d’Hugette Hatem, mise en scène d’Anne Coutureau.
La pièce est célébrissime en Italie mais n’avait jamais été jouée en France; Eduardo de Filippo (1900-1984) l’a écrite en napolitain en 1944; vint ans plus tôt, le fascisme avec Mussolini s’était imposé, et en 40, l’Italie était encore l’alliée de L’Allemagne mais en 43, les alliés avaient envahi la Sicile et l’Italie avait rejoint les alliés ; après de durs combats, en 45, le fascisme s’était enfin écroulé, et les Allemands avaient capitulé. Mais Naples était ruinée et ses habitants, pour se nourrir avaient recours au marché noir et aux trafics en tout genre.
Le spectacle commence par une scène qui ne sert pas à grand chose sinon à faire dans le pittoresque napolitain: deux jeunes femmes décrochent des chemises et des draps qui sèchent sur un fil troley, mais ensuite quel bonheur! On est un peu comme au cinéma, comme le sous-entend le générique du spectacle projeté en noir et blanc sur un rideau avec de la musique de Nino Rota; et très vite, nous sommes immergés dans la Naples de l’époque .
Maria Rosaria, une mère de famille achète puis revend nombre de produits de première nécessité pour « rendre service » comme elle dit, c’est à dire qu’elle fait du marché noir ou gris. Le père, lui modeste employé au tramway, n’approuve pas mais ne dit rien: il faut bien nourrir la famille… jusqu’au jour où le brigadier a connaissance de ses activités.
Branle-bas de combat dans la maison pour sauver la situation,dans une scène formidable de vérité: le père contrefait le mort sur le grand lit conjugal… dont le matelas regorge de victuailles bien cachées; toute la famille est là en train de pleurer leur cher disparu, les femmes débitent des litanies en boucle.. La mis en scène est parfaite: gros cierges, drap blanc, talc sur le visage pour rendre le corps du défunt plus mort que vivant!Mais le Brigadier n’est pas dupe- cela fait déjà le quatrième mort qu’il voit en peu de temps, et jure que, si le défunt se lève, il ne le mettra pas en prison. Alors, Gennaro se lève et serre la main du brigadier..
La seconde partie voit l’embourgeoisement de la famille Jovine: l’appartement, les meubles et les vêtements ont changé; ce sont ceux de gens aisés et qui ont un mode de vie confortable. Bref,l’argent du marché noir aura bien servi, et, malgré la fin de la guerre, les petits trafics continuent à prospérer; bref, le rare argent d’autrefois coule aujourd’hui à flot. Amalia est riche et jolie, et savoure le pouvoir qu’elle a su conquérir avec dureté et à la force du poignet. C’est une femme qui ne fait aucun cadeau, humiliant un de ses locataires qui ne peut plus payer son loyer; quant à son son mari qui n’est pas revenu d’une corvée de ravitaillement, il ne semble guère lui manquer.
Mais arrive un pauvre loqueteux, la main blessée et les pieds en sang débarque le soir où Amalia s’apprête à fêter l’anniversaire de son amant: c’est lui, Gennaro , son mari -formidable Sacha Petronijevic-désabusé, qui remâche ses mauvais souvenirs devant sa famille qui, elle ne l’écoute pas et qui préfère tourner la page de ces années de plomb. Vieille histoire de ces anciens combattants qui n’arrivent plus à retrouver plus leur place et que tout le monde méprise: c’est de toutes les époques et de tous les continents!
Eduardo De Filippo, par le biais de ces petites histoires napolitaines, va du particulier à l’universel, avec une touche qui n’appartient qu’à lui. Sans aucun misérabilisme, sans flagornerie, avec des mots précis et un dialogue brillant.
Gennaro, qui , malgré les épreuves, a gardé une rigueur morale des plus élevées , a bien compris que sa belle Amalia s’intéresse de près à Francesco Clabrese, un chauffeur de taxi qui a su la séduire; quant à son fils, il découvre que c’est un voleur de voitures que le Brigadier va très vite devoir arrêter. Heureusement , dans un scène exemplaire, il réussira, à mi-mots, à le persuader de ne pas aller à son cambriolage minable de pneus de voiture. Mais Gennaro ne sera pas au bout de ses peines quand il comprendra que sa fille, cédant à l’appât du fric, fait plus ou moins le trottoir avec des soldats américains.
Et leur petite fille de huit ans est très malade :impossible de trouver dans tout Naples le seul médicament qui pourrait la sauver. Après une quête infructueuse de la famille et des amis, le voisin locataire de Maria qu’elle a humilié, (excellente Eloïse Auria)viendra généreusement donner le médicament qui avait déjà sauvé sa fille… Sans même demander une lire: la très avide Maria retiendra la leçon!
Les choses finiront par se remettre en ordre tant bien que mal, et la vie reprendra dans cette Naples populaire qui leur appartient à tous, pour le pire et maintenant pour le meilleur, malgré les trafics et magouilles en tout genre. Eduardo de Filippo sait peindre ces personnages comme aucun auteur contemporain ne l’a fait.Mais reste à faire passer cette vérité humaine et cette galerie de personnages à la fois dignes et pas très nets qui se battent pour leur survie!
On pourra toujours lui reprocher quelques ficelles mais bon, c’est aussi un très bon scénariste, et c’est tellement bien fait qu’on lui pardonne…Eduardo de Filippo n’a pas toujours eu de chance en France.Cependant Laurent Laffargue avait mis en scène Une grande Magie avec beaucoup d’efficacité.
Comme lui, Anne Coutureau a compris qu’il ne fallait pas tricher et surtout ne pas tomber dans un pittoresque de pacotille; elle réussit à emmener avec elle une bande de treize comédiens tous justes, tous très crédibles dès leur entrée en scène; aucun bluff, aucune craillerie, aucun cabotinage mais une exigence absolue, une unité dans le jeu et une sacrée humilité dans un travail au service d’un théâtre à la fois populaire et intelligent. Anne Coutureau confirme qu’elle est une excellente directrice d’acteurs et une metteuse en scène qui sait prendre une pièce en main, en respectant son public.
C’est vraiment un travail exceptionnel à la fois dans la compréhension du monde d’Eduardo de Filippo et dans la façon qu’elle a de s’emparer d’un plateau, un peu comme elle le ferait si c’était celui d’un studio de cinéma. Scènes de groupe, scène plus intimes comme celles d’une vérité exemplaire, entre la mère et sa fille prise de fous rires( remarquable Perrine Sonnet), gros plan, monologues du père, scènes en silence-peut-êtres les plus belles-: tout est formidable et vrai, dans le comique comme dans l’émotion tout à fait palpable dans la salle, ce qui est plutôt rare….
La petite salle du Théâtre de la Tempête a une certaine intimité qui favorise encore ce type de spectacle; vraiment, on ne vous le répétera pas assez: allez-y! Petit bémol: à quelques jours de la première, le théâtre affiche déjà complet et cela nous étonnerait bien que le succès diminue!
Donc, prenez-y vous à temps;c’est en tout cas sur la trentaine de spectacles que nous aurons vu en janvier, l’un des meilleurs qui soient. Loin des paillettes d’un langage de pacotille, loin des retransmissions vidéo et des plateaux tournants bling-bling et autres concessions à la mode. Décidément, Eduardo de Filippo , quand il est bien monté ,comme c’est le cas ici, ne cesse de nous surprendre encore…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Tempête jusqu’au 19 février. T:01-43-28-36-36