Des ruines
Des Ruines de Jean Luc Raharimanana, mise en scène de Thierry Bedard.
Ce puissant monologue du poète malgache, Jean-Luc Raharimanana, déjà connu pour Les Cauchemars du Gecko présenté à Avignon est une révélation pour le public. Grâce à la transformation de l’acteur congolais Phil Darwin Nianga, connu jusqu’alors comme humoriste et roi du « stand up ».
Un jour, Thierry Bedard, a remarqué la « folie » de cet acteur pendant un de ses spectacles, et a compris que l’humour ravageur de cet homme occultait des dons d’un grand tragédien. Bedard ne s’était pas trompé . Le résultat: une rencontre entre le poème de Raharimanana, le jeu bouleversant de Nianga et le regard très nuancé d’un remarquable directeur d’acteurs et d’un adaptateur de textes à la scène. L’ensemble de cette petite équipe produit un spectacle dont la force humaine, poétique et artistique, dépasse le cadre habituel d’une expérience théâtrale et nous renvoie à la théâtralisation d’une pensée quasi métaphysique autour des conséquences de la colonisation en Afrique.
Bedard connaît bien l’Afrique et surtout Madagascar où il a créé non seulement les œuvres de Raharimanana mais aussi Épilogue d’une trottoire du mahorais Alain-Kamal Martial . Cette pièce qui explore les bas-fonds de la vie des femmes à Tananarive, fut présenté au Théâtre du Grand Marché à Saint-Denis de la Réunion où nous avions vu le travail de Bedard pour la première fois.(voir http://www3.carleton.ca/francotheatres/spectacles_Epilogue_d’une_trottoire.html).
La Maison de la poésie, à Paris, a eu l’excellente idée d’accueillir le Théâtre notoire. Nianga, habité par la voix du poète, nous fait vivre une confession, un jeu thérapeutique, une dénonciation, un défoulement violent, des moments d’autodérision très lucide et de terrible lassitude, autant de signes d’une blessure indescriptible et du refus de la fausse réconciliation avec ceux qui ont ravagé le corps et l’âme de tout un continent.
Son ironie rageuse est le hurlement de colère d’un être dégoûté de son impuissance devant les ruines d’une vie effondrée , d’un homme qui refuse de jouer le jeu de la gratitude devant le « progrès », la « science », le développement et les merveilles de la mondialisation, rendus possible uniquement par les génocides et l’effacement de tout un passé humain.
Il veut donc se taire mais heureusement pour nous il en est incapable puisque cette écriture est marquée d’ une oralité essentielle qui exige la présence d’ une figure emblématique dont la « décrépitude magnifique » tient toujours à la vie. Voilà la contradiction qui donne son impulsion à ce texte et qui sous-tend la grande originalité de ce spectacle.
Sur une scène dépouillée, la silhouette d’un homme se distingue devant une simple tapisserie couleur terre rougeâtre dont la surface un peu rugueuse recouvre le mur du fond.
L’éclairage de Jean-Louis Aichhorn est la fois d’une grande délicatesse et d’une énorme puissance: il sculpte la matière tissée et le corps de l’acteur qui ne cesse de se transformer au cours des dix mouvements qui possède chacun sa tonalité propre dans ce spectacle orchestré comme une partition musicale .
Dans ce contexte, le paysage sonore est d’une importance capitale car on y entend résonner les oiseaux, les animaux, les voix humaines , les extraits de musiques différentes comme des échos lointains d’une mémoire africaine en train de s’effacer, marquée par des rythmes qui varient selon les mouvements de l’âme de cette voix incarnée.
L’acteur change rapidement de ton, assume de multiples masques, une variété d’attitudes, il danse, rigole et hurle, il s’humilie même; sa douleur est parfois délirante, parfois intériorisée. Par moments, il s’immobilise, garde le silence et nous regarde. Nous n’entendons qu’une respiration profonde, le dernier souffle d’une aspiration vers la dignité humaine que les mots ne sauraient capter. Voici la conscience moderne d’une histoire obscène qui se poursuit, et dont les conséquences sont toujours palpables dans le monde actuel que Bedard observe et dont Raharimanana, et d’autres auteurs africains osent parler dans leurs écrits.
Le travail d’équipe du Théâtre Notoire est impeccable et le jeu de Phil Darwin Nianga magistral. Nous avons été profondément troublée mais aussi émerveillée devant le ci-devant humoriste devenu incarnation d’une conscience torturée par un profond sens de la perte.
Une nouveau sens du tragique prend forme à la Maison de la Poésie et nous suivons de près ce corps d’acteur qui l’incarne jusqu’à son aboutissement. Et après, nous ne pouvons plus l’oublier. Des ruines à ne pas manquer.
Alvina Ruprecht
Maison de la poésie , jusqu’au 12 février. A voir aussi Excuses et dires liminaires de Za de Raharimanana, mis en scène par Thierry Bédard dans ce même théâtre, Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, Tél. 01-44 54 53 00.