Un soir, une ville
Daniel Keene, dramaturge australien, a beaucoup été joué depuis une dizaine d’années en France, mais aussi aux Etats-Unis, en Allemagne . notamment par Jacques Nichet et par Didier Bezace au Théâtre de la Commune. Comme les autres, ces pièces courtes ont pour thème la ville, ses habitants; « la ville, c’est là que je situe d’instinct mes personnages. Comme s’ils vivaient à l’ombre de ses murs. Ils habitent un paysage où la vielle commence à se fondre en banlieues, où sont implantés les industries et les services qui pourvoient aux besoins de la ville(…) C’est un lieu où les gens font du mieux qu’ils peuvent avec le peu qu’ils possèdent, où les gens ont appris à endurer leur pauvreté. pour moi, c’est une question de survie. mes personnages se cramponnent au bords des villes comme des naufragés se cramponnent à un radeau ».
C’est en effet le dénominateur commun de ces personnages imaginés par Keene: ce sont tous des êtres en état de souffrance et de précarité à peine supportables, terriblement seuls, qui ont tout juste de quoi se nourrir et encore, et psychologiquement très fragiles. Keene nous les montre au bord du désespoir et qui attendent beaucoup de l’autre: parent proche ou inconnu, mais tous les six en quête de réconfort.
Et il y a à chaque fois, une sorte d’espace mental vide que l’un essaye de franchir et de combler, comme le dit Daniel Keene: c’est dans Fleuve, la solitude terrible d’un chômeur qui n’habite plus avec son épouse et vit dans un foyer ; il retrouve Jake, son petit garçon, à la sortie de l’école, seul rendez-vous possible avec lui… Il lui parle, de temps en temps retient mal sa colère mais lui met sa vieille veste sur les épaules, avec beaucoup d’amour et des gestes d’une infinie tendresse, pour qu’il ne prenne pas froid. Aux questions précises de l’enfant qui semble deviner beaucoup de choses du haut de ses dix ans, le père ne peut lui dire qu’il est dans la misère et qu’il ne vit que grâce à l’aide sociale. Et, humiliation complète, il lui fera visiter, à sa demande, la pauvre chambre-lit en en fer, miroir cassé, robinet du lavabo hors d’usage… Le petit garçon, dans une singulière et pathétique inversion des rôles, mettra une couverture sur son père qui s’est endormi sur son lit et lui laissera sur l’unique chaise un peu de monnaie pour qu’il ait de l’argent pour Noël…
La seconde de ces pièces courtes, Un Verre de crépuscule raconte la rencontre dans une gare d’un jeune homme au chômage avec un représentant de commerce,costume cravate un peu minable, la cinquantaine avancée qui lui propose assez brutalement de le suivre dans un hôtel moyennant un tarif à débattre. Après cette première passe, il lui proposera de le revoir régulièrement; ce qu’il fera dans un hôtel nettement plus classe. Au cours d une nuit agitée, où le jeune homme commence à racketter le représentant de commerce et à le taper, les deux hommes nus ,dans la pénombre de la chambre, se rapprocheront et le jeune homme ne le considérer plus comme un simple client mais commencera à voir une certaine compassion pour lui. Même si, on le devine, cette relation est bien fragile…
Quelque part au milieu de la nuit est sans doute la plus émouvante dans la mesure où elle nous concerne tous: il s’agit d’Agnès, là aussi la bonne cinquantaine, assise sur une caisse en carton dans son appartement vide qu’elle va quitter; Sylvie, sa fille est là, attentive, patiente et discrète,et essaye de lui expliquer qu’elle va aller dans un appartement avec un petit jardin mais Agnès ne comprend pas bien ce qui lui arrive: acalculie, confusion sémantique, perte des objets préférés, et surtout des repères spatio-temporels: la démence frontale n’est pas loin! Là aussi inversion des rôles: c’est Sylvie qui devient l’indispensable mère qui veille sur la santé de son enfant, avec beaucoup d’amour et de tendresse…. Les mots qu’emploie Daniel Keene sont précis, clairs et disent tout de la misère humaine quand l’identité et la conscience de soi sont durement touchées.
La direction d’acteurs de Didier Bezace est exemplaire d’intelligence et de sensibilité; que ce soit Patrick Catalifo, Sylvie Debrun, Daniel Delabesse, Thierry Levaret, Geneviève Mnich et le petit Simon Guérin, particulièrement émouvant dans sa fragilité, les personnages qu’ils incarnent sont immédiatement crédibles. Pas une parole, pas un silence, pas un geste ou une attitude qui soit faux: c’est assez exceptionnel pour être signalé. On est à la fois dans le réalité d’une ville avec ses bruits, et dans un territoire où deux êtres, dont nous ne savions rien auparavant, se rencontrent le temps de quelques échanges souvent maladroits. Ils ne sont pas nous, et en même temps, nous renvoient à cette quête de l’altérité sans laquelle nous ne saurions exister.
Il y a cependant un petit bémol: la scénographie de Jean Haas, très réussie sur le plan plastique, commune à chacune des trois pièces courtes a cependant un peu de mal à fonctionner, puisqu’à chaque changement de décor, l’on tire un rideau noir soit une douzaine de fois pendant le spectacle, ce qui ralentit le rythme, surtout vers la fin. Cela dit, que cela ne vous empêche pas d’aller voir et entendre ce très beau spectacle.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers jusqu’au dimanche 29 janvier.