Invisibles
Invisibles, texte et mise en scène de Nasser Djemaï
Martin et ses cinq pères.
Un spectacle formidable, nécessaire et pertinent, qui nous porte de bout en bout vers un moment d’émotion inoubliable. Nasser Djémaï, poursuivant un travail sur la mémoire et l’identité, a réussi à rendre compte d’un angle invisible de l’histoire de France. A travers le prisme des vies de cinq travailleurs immigrés maghrébins à la retraite restés ensemble dans un foyer, se soutenant les uns les autres, il fait renaître un microcosme, un univers uniquement masculin où les ombres des femmes, inaccessibles, passent et repassent au loin, comme des esprits bienveillants et absents (une belle création d’images de Quentin Descourtis). Les hommes laissent deviner des parcours durs, courageux et silencieux. Il y a l’enfermé en lui-même, le tendre, le sévère, le méfiant, le complice, l’admirateur inconditionnel de Charles Bronson, celui qui est solide et généreux comme un arbre … chacun unique, bien sûr, mais réunis en bout de course dans ce foyer.
Arrivée en France pour un travail sur un chantier ou en usine, impossibilité de rentrer au pays pour des raisons diverses, et maintenant c’est la retraite tant attendue, dans une chambre de cinq mètres carrés, avec le manque d’argent et l’invisibilité sociale, tant ici que là-bas, au « bled » où, parfois, une famille a grandi. Double « invisibilité » : celle des ouvriers et celle des immigrés. Nasser pense à juste titre qu’il ne faut pas s’asseoir sur « la chaise de l’oubli », il a entrepris de mettre au jour et magnifier ces vies. C’est difficile. Oui ce sont des sujets difficiles, c’est pourquoi il s’est donné le temps. Il a commencé l’écriture il y a deux ans.
Objectif atteint, et au-delà, car il a su intégrer librement tout ce qu’il a écouté, recueilli, lu, vu, pour composer une œuvre originale, une pièce en forme de récit initiatique, qui assume sa responsabilité mais ne se laisse pas écraser par l’envergure de la tâche. Nasser est passé par l’école anglaise, il a travaillé dans les théâtres anglais, c’est peut-être pour cela qu’il sait si bien composer un récit théâtral, avec rebondissements et suspens, qui témoigne simplement et fortement sans être naturaliste. L’imaginaire, l’histoire, les rêves, les mythes sont mis à contribution sans alourdir le récit qui reste palpitant. Pour cristalliser son propos, il propulse au milieu des « chibanis » (« cheveux blancs ») un personnage qui est en quelque sorte son alter ego, Martin, la trentaine. Un homme amené par un événement grave à faire retour sur lui-même.
Après deux spectacles très réussis, écrits et interprétés en solo, Une étoile pour Noël et Les vipères se parfument au jasmin, deux pièces publiées par Actes Sud-Papiers, Nasser Djémaï s’est, cette fois-ci, concentré sur l’écriture et la mise en scène, toujours épaulé pour la dramaturgie par sa fidèle complice Natacha Diet. Il n’est resté hors scène que pour mieux y être par une parole (et un silence !) confiés à des comédiens formidables. La distribution est d’une absolue justesse. Angelo Aybar, Azzedine Bouayad, Kader Kada, Mostefa Stiti et Lounès Tazaïrt nous font pénétrer dans ce foyer confiné, ces discussions, ces parties de domino, cette dignité et cette pudeur d’une amitié forte qui ne se dit pas, ce train-train qui va s’ouvrir, avec l’accueil « forcé » du jeune homme, sur l’imaginaire, l’ailleurs, le rappel de l’amour et de l’histoire. Les paroles portent, les silences et les gestes ont du poids. Rien n’est lourd car l’humour est très présent aussi, comme dans cette scène, souvent observée dans la rue mais jamais représentée dans un théâtre, où la bande de retraités, assis sur un banc, regarde les passants en faisant des commentaires, condensé désopilant du décalage des cultures et des références entre les années 60 et les années 2000. Ce sont tous de grands comédiens qui savent amener immédiatement force et vérité, une belle humanité. Face aux chibanis, David Arribe nous fait partager sa transformation, la compréhension de ses origines qui va lui permettre d’avancer. Dans le cadre de ce foyer miteux – rien d’un univers de conte ! -, il trouvera au final cinq sages, cinq sagesses, une bénédiction et un héritage.
C’est un spectacle rare, tant par le propos que par la qualité, un spectacle qui parle à tous, à voir en famille, au nouveau Tarmac qui a pris le relais du TEP. La pièce est éditée par Actes Sud-Papiers.
Evelyne Loew
Au Tarmac jusqu’au 18 février, puis Vidy-Lausanne, et tournée en France.