L’opéra de quat’sous
L’Opéra de quat’sous de Berthold Brecht, adaptation de Jean-Marc Dalpé, mise en scène de Brigitte Haentjens.
Le Centre national des Arts à Ottawa, nous offre un Opéra de quat’sous presque dansé, à partir de l’adaptation québécoise de Jean-Marc Dalpé. Cet auteur dramatique, connu pour son réalisme quasi-animal et « crasseux » situe la pièce dans le Montréal des années 1930, ce qui ne l’empêche pas d’évoquer certaines affaires politiques crapuleuses d’aujourd’hui.
Sa démarche n’est pas si différente de celle de Brecht reprenant The Beggars’ Opera de John Gay qui se déroulait dans le monde des criminels et des prostituées de Soho, quartier londonien de mauvaise réputation. Brecht avait gardé le contexte anglais mais visait plutôt la République de Weimar, comme le prouve le recours au dialecte berlinois. Les personnages, dans cette version canadienne, font revivre un monde de voyous au réalisme « joualisant » et la langue des quartiers populaires de Montréal résonne ici comme une nouvelle forme de poésie urbaine.
L’expressionnisme du jeu, à la fois ironique et quasi burlesque, crée une ambiance paillarde. La contradiction permanente entre les paroles et les gestes souligne encore l’aliénation de ce théâtre. Le chœur envahit la scène par les deux côtés; les prostituées , elles, évoluent dans des vitrines rougeoyantes installées sous l’orchestre placé en hauteur ,et les solistes chantent au plus près du public…
L’interprète du rôle de la mère Peachum, cruelle et séduisante maquerelle, a une voix somptueuse , capable de s’envoler vers les tonalités d’opéra comme vers les abîmes du cabaret populaire. Sébastien Ricard se révèle un Macheath charmeur et dangereux. Excellent acteur et chanteur de grande qualité, il possède en outre l’agilité et l’aisance d’un danseur.
L’excellente adaptation musicale, qui rappelle les arrangements de Kurt Weil, souligne une mise en scène dynamique qui s’inspire du mime, du cirque, de la danse moderne, du cinéma muet et de la danse urbaine. Une mention particulière pour La Chanson de la chair à canon (le fameux Kanonensong) à la chorégraphie presque clownesque, qui met en valeur l’horreur des chairs déchiquetées sur le champ de bataille. Tiger Brown et Mackie-le-couteau en font un numéro de cirque grotesque et tragique à la fois !
Le langage corporel des chanteurs souligne les contrastes entre le robuste et le mou, entre le rythmé et le désarticulé, entre le rapide et le lent, ce qui renvoie à la férocité des relations sociales dénoncées par Brecht : la corruption des juges, l’avarice des grandes sociétés et des banques (avec les suites désastreuses que nous connaissons aujourd’hui)…
Tout cela contribue à la réussite d’un spectacle qui met en parallèle les injustices du passé et celles du monde actuel. Il y a là une manière tout à fait efficace de mettre en scène le théâtre politique de Brecht.
Quelques longueurs vers la fin. Comme si le plateau devenait trop grand pour des acteurs obligés de se dépenser pendant deux heures et demi sans entr’acte. Mais cet Opéra de quat’sous est bien mis en résonance avec les luttes et les souffrances de notre temps. On est émerveillé , on s’amuse,… ce qui ne rend pas la critique sociale moins convaincante !
Alvina Ruprecht
Centre national des Arts d’ Ottawa du 28 février au 3 mars.Tournée au Québec.