La Terre
La Terre de José Ramón Fernández, mise en scène de Rui Frati, traduction de Marianne Saltiel, adaptation d’Isabel Ribeiro
Un des auteurs dramatiques le plus marquant du renouveau de la scène espagnole, José Ramón Fernández a certainement la plume d’un poète et une vision dramatique profondément ancrée dans la tradition orale de son pays. C’est surtout le texte qui nous a frappé de cette nouvelle production de La Terre. Huit voix interviennent, à tour de rôle , pour chanter et raconter l’histoire de la famille de Pilar et de Juan, une famille bouleversée par une suite de malheurs qui, une nuit, arrivent à leur comble , dans le pâturage près de la maison lors de la « Feria », alors que le fils Miguel se livre au rituel de la tauromachie dans des conditions interdites et mystérieuses.
Il est accompagné d’un vieil ami dont les liens avec la famille sont à peine évoqués, , un certain « Pozo » qui n’a pas pu convaincre le jeune homme d’écouter les conseils de sa mère. Elle aurait voulu que son fils suive des stages de tauromachie dans les meilleures écoles du pays pour devenir un grand torero. La question se pose! Qui est responsable de ces blessures qui ont mis fin aux espoirs du jeune homme et qui ont traumatisé une mère obsédée par l’avenir de son fils après la mort d’un mari. Et encore, qui est responsable de la colère meurtrière d’une collectivité prête à déplacer sa rage sur ce « marginalisé » étrange , celui qui n’appartient pas à la communauté et qui devient donc le bouc émissaire par excellence. La situation est tendue, explosive, les émotions sont à fleur de peau, et la réussite de ce texte extrêmement complexe repose surtout sur la finesse et les trouvailles de la mise en scène, sinon, on risque de ne rien comprendre. Mais le résultat n’est pas tout à fait celui qu’on aurait pu espérer.
Pourtant, grâce au metteur en scène, nous avons bien saisi la complexité de cette forme narrative qui tisse des échanges entre les vivants et les morts, entre les jeunes et les plus âgés, entre le présent et le passé car chaque personnage se confronte à lui-même dans un autre temps, comme dans un conte traditionnel. En effet, cette orchestration de voix s’écoulent entre les temporalités pour raconter les douleurs de la mère, les nostalgies de la sœur, l’inquiétude de la belle sœur, les rêves d’un vieil ami qui n’est déjà plus de ce monde, l’enthousiasme du fils, le fierté d’un père mort qui se matérialise parmi les vivants, le temps d’échanger quelques mots avec son beau-fils et de danser avec sa femme Pilar qui ne cesse de penser à lui.
L’interaction de la parole et des chansons est très efficace: la douceur de la voix de Maria, la fille adulte, s’accordait magnifiquement avec les sonorités brésiliennes de la guitare de Toninho do Carmo ,mettant en valeur la sensualité des rapports et la qualité poétique de la langue , sans verser dans les stéréotypes d’une musique flamenco. Il faut mentionner Delphine Dey qui incarne une mère traumatisée par la disparition du mari et dont le désséchement du cœur répond à la sècheresse de la terre, une nature toujours à l’écoute de ceux qui l’exploite. Il faut mentionner Antonia Hayward dans le rôle de la jeune Maria : passionnée, nerveuse, trahie par un amant dont nous devinons la présence. Simon-Pierre Ramon, dans le rôle du frère de Maria, est fort, rude, coléreux, fier, autoritaire.
Le metteur en scène capte cette rencontre remarquable entre des présences vivantes, les ombres insaisissables d’un passé toujours présent dans le cadre d’un monde issu de l’oralité . Ici prononcer les mots tels que la terre, les cendres, la lune, le soleil brillant, la chaleur et surtout, « torear » la nuit de la feria, déclenche un rituel d’expiation qui va transformer le monde et laisser une famille en ruines.
Le décor, conçu par Sylvian Barré, révèle deux espaces de jeu : un lieu dépouillé, sans volumes, sans accessoires , peint d’ocre, de jaune et de sienne. Il renvoie à une terre en train de mourir et à un espace où la mort est déjà là puisque Miguel le fils, se prépare à se confronter à l’animal! Voilà cependant l’espace où Maria et les musiciens peuvent chanter à partir d’un future libéré du traumatisme alors qu’à gauche, des éléments surélevés fournissent des endroits d’où les personnages peuvent observer la terre et dominer le paysage. La scénographie est constamment transformée par le temps puisque l’artiste a réussi la rencontre entre formes abstraites et couleurs évocatrices d’ émotions précises.
Mais le jeu des comédiens, dont certains parlent trop doucement, est inégal. Par ailleurs, le texte qui sonne souvent comme une partition vocale manque d’énergie et on ne ressent pas assez l’émergence des moments de tension dramatique. Nous ne sommes même pas rendu compte que Pozo, celui qui incarne « l’autre » suspect, avait été victime d’une mise à mort sauvage! On aperçoit les traces d’un corps humain, évoqué par des vêtements par terre , on entend dire qu’il est mort mais la forme et la nature de cette mise à mort qui nous semblent très importantes, nous ont échappé. A la première, la panne du système vidéo a empêché la projection d’images prévues, mais maintenant ce devrait désormais être plus clair.
Reste un texte d’une très grande beauté qui pose d’énormes défis au metteur en scène le plus chevronné. On peut féliciter le Théâtre de l’Opprimé de nous avoir fait découvrir ce jeune auteur espagnol si important .
Alvina Ruprecht
Théâtre de l’Opprimé, du 6 au 22 avril. 78 rue Charolais T: 01-43-45-81-20.