Les descendants
Les descendants, d’après Sedef Ecer, mise en scène de Bruno Freyssinet
Trois générations : la première vit la dictature et le génocide, la seconde le tabou et le secret sur cette période noire, et la troisième cherche à soulever le couvercle. Les “inférieurs“ – ni l’auteur turque, ni le metteur en scène français, ni les acteurs, allemands, arméniens, français, turcs, n’ont voulu désigner l’histoire d’un pays plutôt que d’un autre – sont exilés et conduits à la mort par une dictatrice (bonne idée, dérangeante et efficace) particulièrement redoutable, “éradicatrice“, “purificatrice“, conquérante (n’ayons pas peur des “guillemets d’horreur“ qui soulignent l’idéologie abominable que porte ce vocabulaire, la conquête ne valant du reste pas mieux pas mieux ). À sa mort même, comme cela s’est produit avec Franco en Espagne, on continue à la faire parler, le temps de donner autorité à ses successeurs.
Les survivants, ceux qui ont été préservés par et pour la science, gardent un vieil observatoire, la tête dans les étoiles, et la descendante exerce sous la terre une autre activité tout aussi symbolique : elle est archéologue, et travaille d’urgence, avant la mise en eau d’un barrage, à sauver le Sarcophage des pleureuses. Elle-même ne pouvant pleurer sur le passé terrible qu’on lui a caché…
La pièce est compliquée : elle nous emmène, en scènes très courtes (trop courtes ? ), droit au cœur de la tragédie (la fille de la révoltée qui a assassiné la dictatrice aime le fils, caché, de celle-ci…), dans la comédie politique, dans le récit au travers des trois générations, dans l’image, la musique… La comédienne qui joue la dictatrice est d’une force exceptionnelle : un bloc de pouvoir, effrayant, grotesque. Les autres interprètes n’arrivent pas à cette ampleur, ce qui gomme quelque peu le propos.
Les langues se mêlent en de longs récits : on a envie de les entendre, de se laisser aller à l’effet “tour de Babel“, au point de regretter que trop de sous-titrage parasite tout cela.
C’est le défaut de ce projet réellement collectif, et réellement européen : vouloir, ou plutôt se sentir être obligé de trop dire, de trop expliquer, de poser de façon trop abstraite les questions morales liées aux questions politiques.
Est-il possible de réaliser un tel projet ? Tel qu’il est, on sent bien ce qu’il a d’exaltant, d’enthousiasmant pour ceux qui y participent depuis de longs mois, avec tout le travail de recherche passionnant que cela implique. Il fonctionne aussi pour un public très jeune qui apprend ici, sous une forme spectaculaire simple et souvent efficace, ce qu’il ne savait pas de l’Europe compliquée où il vit. Pour un public plus habitué, on a envie de dire : « moins de mots, plus de jeu, de situations, du théâtre ! ».
Christine Friedel
Théâtre de l’Aquarium – 01 43 74 99 61 – jusqu’au 27 mai