Dans la jungle des villes
Dans la jungle des villes, de Bertolt Brecht. Mise en scène : Roger Vontobel
Tout s’achète : même une opinion ? Étrange marché : une opinion, ça se donne à qui veut, alors la vendre ? Pour le Brecht des années vingt, si Shlink veut acheter l’opinion de George Garga, c’est pour la pure joie du combat, pour le faire « vaciller sur son socle ». Bon. Garga refuse, puis accepte : toute l’argent de Shlink, entrepreneur qui a fait fortune à la force du poignet dans le commerce du bois, pour l’affronter dans ce jeu à qui perd gagne. Le combat sera violent, long, déconcertant, pour finir sans vainqueur ni vaincu. Retour à la case départ, rien de changé sinon pour les victimes des dégâts collatéraux. Dans la jungle des villes, l’argent règne : il faut donc tout miser. Pour retrouver au bout du compte ce que Rousseau appellerait un « second état de nature » plus violent encore que l’état primitif, une ville un peu plus délabrée et une famille dégradée.
Le défi de Shlink, le fait que Garga accepte la provocation et y répond, restent mystérieux quelle que soit la mise en scène : quand on a obtenu, comme Shlink, tout ce qu’on a voulu, a-t-on besoin à ce point-là de divertissement ? La position de Garga n’est pas moins mystérieuse, sauf peut-être du côté de la fascination pour l’argent jeté, bu, tout puissant et sans valeur, sinon peut-être, encore une fois, comme seule mesure de la liberté.
Roger Vontobel doit son succès en Allemagne à sa façon radicale de bousculer les classiques pour les projeter dans le contemporain.
Ça fonctionne, ou ça ne fonctionne pas. On peut se demander si c’était nécessaire ici. Ainsi, le rock en direct est censé être efficace mais il vient plutôt casser le rythme et l’énergie impulsés par les comédiens, en particulier Clément Bresson ( Garga). La ligne choisie pour le personnage de Shlink (Arthur Igual) déconcerte : en bourgeois revenu de tout, il semble ne s’intéresser au duel qu’il a proposé que dans la dérobade, non sans élégance, y compris quand, au sein de la famille Garga, il tente (un peu) d’entrer dans la peau et dans les pantoufles de son adversaire. En fait, le “couple“ n’existe pas,et la question de l’identité n’arrive pas à nous passionner. Plus tard, en tant que « jaune », Shlink de Yokohama est livré aux insultes d’un sous-prolétariat revanchard : rien ne se passe. Est-ce à dire que le bourgeois, même défroqué, serait la seule tête de Turc aujourd’hui ?
Tout aussi étrange est la vision des parents Garga : à les voir sortir de leur trou, grosses poupées bourrées de chiffon, on croit qu’une parenthèse esthétique va s’ouvrir du côté de la farce, du grotesque. Mais non, on a simplement sous les yeux l’image gênante d’un quart-monde livré à l’alcool et à la télé-commande. Ajoutons que le film tenant lieu de prologue est long, assez laid, mal joué – ni théâtre ni cinéma – par ces bons comédiens. Car ils le sont, même si on peut douter des directions qui leur sont données. Ajoutons encore que les coupes sévères faites à la pièce ne contribuent pas à l’éclairer et la font paraître longue, parfois.
Reste que cette Jungle des villes, la nuit, dans son beau décor lumineux donne à penser, et aussi à redire. Mais enfin, au théâtre, on aimerait être convaincu et emporté tout de suite, dans le moment de la rencontre vivante, plutôt que d’être relégué aux plaisirs quelque peu amers de la critique.
Christine Friedel
Théâtre de la Colline jusqu’au 7 juin . T: 01 44 62 52 52
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Dans la jungle des villes, de Bertolt Brecht. Mise en scène : Roger Vontobel
« Vous vous trouvez à Chicago en l’année 1912. Vous observez deux êtres humains se livrer comme sur un ring un inexplicable combat, et assistez au déclin d’une famille, venue de la savane jusque dans la jungle de la grande ville. Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais prenez part aux enjeux humains, jugez sans parti pris la manière de combattre de chaque adversaire, et portez toute votre attention sur le dernier round ».
Cet avertissement, que l’on trouve dans la publication du texte français de Stéphane Braunschweig (1997, sous-titre : « Le combat de deux hommes dans la ville géante de Chicago ») aiderait celui qui découvre le texte de Brecht (pièce de jeunesse, écrite en 1922). Car tout au long du spectacle, la question taraude : quel sens a cet affrontement, cette mise à mort, entre deux hommes, Garga et Shlink, quelles en sont les raisons ?
Des images sur grand écran nous introduisent au cœur d’une vidéothèque, (dans le texte original, il s’agit d’une bibliothèque de prêt), un client vient emprunter un film. L’homme n’est pas seul, Shlink l’accompagne et provoque le vendeur, Garga, à coups de dollars. « Cette opinion est à vous ? Je voudrais vous acheter cette opinion… dix dollars, c’est trop peu ? » Plus loin « Je pense qu’avec cinquante dollars, je ne touche pas encore à votre âme »… . La tension est forte d’emblée et la violence va crescendo.
Ironie, violence, provocation, insultes et menaces s’inscrivent sur cet écran et seront notre alphabet tout au long de la pièce, le commerce du sexe en plus. « Votre opinion aussi est sans importance, si ce n’est que je veux l’acheter ». Très vite l’échange s’inscrit dans un rapport de force agressé agresseur, dominant dominé. George Garga (Clément Bresson), le vendeur au « linge poisseux » dont la famille « se nourrit de poisson pourri », fait face à Shlink (Arthur Igual), négociant en bois, grand escroc que nous retrouverons plus tard, entouré de sa bande d’incorruptibles : C. Maynes, Skinny et J. Finnay dit le Lombric, (John Arnold, Rodolphe Congé, Sébastien Poudéroux) hommes orchestres, jouant batterie, guitare, voix et synthé sous la baguette rock de Daniel Murena, compositeur.
Après ce préambule hypnotique, l’image descend sur scène en fondu-enchainé et cède la place aux acteurs. Shlink, appelé le jaune, impose à Garga d’échanger les rôles. Ce dernier, intronisé chef d’entreprise à la tête du négoce de bois, se voit remettre le grand livre des comptes, sur lequel Shlink et ses sbires renversent un encrier. Tous sont congédiés, les dollars voltigent : « Ma maison est à vous, ce commerce de bois vous appartient. De ce jour Mister Garga, je remets mon destin entre vos mains, vous m’êtes inconnu. De ce jour, je deviens votre créature ».
En geste miroir, Shlink s’introduit dans la famille de Garga : On demande le père, John Garga (Philippe Smith), qui tient aussi le rôle de Colie Couch, dit le Babouin. On demande la mère, Maë (Cécile Coustillac), deux personnages tracés à gros traits, de façon résolument caricaturale, curieuse imagerie des bas-fonds, ridicule et laide. On demande la sœur, Marie (même comédienne que la mère), amoureuse et servante chez Shlink, qui tente d’aider son frère, puis lâche et se laisse dériver : « Tu ne te ressembles plus tellement » lui dit-elle.
Chantage, corruption, intrusion, humiliations, simulacre, sexe et marchandage, des mondes se détraquent. Nous suivons, d’hôtels en bars, ces moments de suspension où Jane Larry (Annelise Heimburger), ex-fiancée de Garga, attend le client en compagnie de Marie, la sœur bien aimée. La scénographie (Claudia Rohner)se construit et s’adapte, au fil des séquences ; de petits points lumineux dans la ville nous accompagnent comme voies lactées, mais la ville reste sombre.
Quand Garga revient dans sa famille avec Jane, en robe de mariée, les parents rutilent dans de nouveaux vêtements, une nouvelle maison. Tout se délite quand il annonce qu’il doit payer sa dette : trois ans de prison. « C’est une affaire de bois vendu deux fois », dit-t-il. La maison, finement dessinée par des fils de métal suspendus et de petites lumières, se balance et chavire, perdant une à une ses étoiles. Le piège se referme, comme à chaque fois Shlink rattrape Garga, plus tard, c’est une lettre de créance qui inversera les rôles, zéro partout. La mère s’enfuit, un monde s’écroule. « Les déserteurs, on les colle aux murs » hurle John, le père.
Dans l’un des derniers tableaux, la salle est prise à parti, apostrophée,la lumière s’allume à demi : « De qui dépend que l’injustice soit brisée ? De nous…. De qui dépend que l’oppression demeure ? De nous… ». Morale brechtienne, illustration, jour d’élection cela résonne : trois jeunes d’aujourd’hui au profil d’ados encapuchonnés, frappent le rideau de fer comme mur de prison. « Est-ce que nous, nous pouvons tuer ? » poursuit l’acteur intervenant, « Celui qui vit ne doit pas dire : jamais …. »
La dernière séquence nous plonge dans l’arène, Garga et Shlink se livrent un combat acharné, le plateau, mobile, tourne sur lui-même, augmentant la vitesse d’exécution, comme une accélération, au cinéma. Au fond, face aux spectateurs, assis sur des chaises, immobiles, les acteurs regardent en silence, avant de quitter un à un le plateau.
« Dans la jungle des villes » fait penser à la pièce de Koltès : « Dans la solitude des champs de coton ». On y trouve ce même deal entre les protagonistes, sorte de pacte à la Méphistophélès scellant une interdépendance ravageuse entre deux personnages. La lecture de Brecht proposée par Roger Vontobel, nous laisse cependant dans l’incertitude et la pièce reste une énigme. Disons qu’elle y est plutôt en toile de fond, comme un prétexte pour une page d’écriture scénique personnelle et audacieuse, loin de l’orthodoxie brechtienne. Cette distance entre la pensée originelle et la proposition explique peut-être l’accueil réservé du public, en tous cas, ce jour-là, malgré la belle énergie des acteurs. Le jeune metteur en scène suisse allemand, s’est fait connaître, dit le programme, « par ses relectures audacieuses des œuvres du répertoire (Kleist, Goethe, Grabbe, Schiller, Ibsen…) qu’il inscrit scéniquement dans notre monde contemporain et ré-interprète à la lumière des questions posées par notre société ». Ici, l’image, de bruit et de fureur, s’intercale au plateau et nous fait osciller du virtuel au réel. Mais elle perd souvent le texte et parle à sa place. Se pose alors la question du sens. « Il n’y a plus d’espoir pour le sens. Et sans doute est-ce bien ainsi : le sens est mortel » dit Jean Baudrillard dans sa méditation à haute voix.
Brigitte Rémer