Mama Medea, adaptation de Médée d’Euripide de Tom Lanoye, mise en scène de Christophe Sermet
Tom Lanoye, assistant de Krzysztof Warlikowski pour Un Tramway (voir Le Théâtre du Blog ) dirige ici une jeune troupe belge. Des tables et des chaises en formica et une tente rectangulaire mobile, accrochée aux cintres délimitent l’espace de jeu.
Le personnage central, Médée, est en rupture avec son père le roi Eétès, après avoir tué Pélias par amour pour Jason et lui avoir permis d’acquérir la Toison d’or. Elle fuit avec Jason et les Argonautes et l’épouse en Grèce. La suite sera bien sûr tragique.
Au bout de presque trois heures de ce spectacle avec entracte, nous avons un peu l’impression d’avoir assisté à une représentation d’une Médée pour les nuls. De ce point de vue, une réussite et la langue utilisée sans vraie portée poétique décrit bien les conflits entre les personnages. Chaque acteur est juste dans son rôle, et une belle énergie transporte la troupe. Cette Médée est ici « une femme ordinaire», mais pourtant son histoire extraordinaire très lisible ici… manque singulièrement d’émotion.
Le public, surtout composé de jeunes comédiens et metteurs en scène participant au festival, semblait quand même satisfait !
Jean Couturier
Festival Impatience jusqu’au 14 mai organisé par le théâtre de l’Odéon
Invasion ! de Jonas Hassen Khemiri, mise en scène d’Antu Romero Nunes
Festival Impatience. Vous avez dit impatience? On s’attendrait à de jeunes troupes, mais celles que nous y avons vues cette année ont déjà quelques bonnes années de bouteille derrière elles. Le temps de développer la puissance nécessaire pour tenir des espaces comme la scène de l’Odéon ou l’immense atelier Berthier…
Invasion commence par du vide où deux techniciens , un homme et une femme, habillés de noir semblent être en attente d’une tâche à exécuter. Techniciens du jeu, en effet : avec deux autres, ils vont déplier pour nous la pièce de Jonas Hassen Khemiri, la pousser dans ses derniers retranchements et nous “envahir“ jusqu’au terrible récit final. Tout cela sans rien dans les mains, à l’exception d’une énorme soufflerie.
Donc, ça commence par un très poétique et quelque peu solennel récit des Mille et une nuits, violemment interrompu par deux spectateurs, des voyous allergiques à la culture et au “vieux théâtre“. Effet garanti : un instant, on s’y croirait. Ainsi commence la magie du mot Abulkasem : le nom porte tout le rejet, tout le mépris de la culture pour ceux qui en sont exclus. Nase, nul, chiant, zéro.
Et puis, selon les modalités lexicologiques des adolescents, l’emploi du mot se retourne : super, géant, génial, « mortel ». Jusqu’à signifier tout ce qu’on voudra bien y mettre. Le nom Abulkasem développe au fil de la pièce tout son pouvoir magique : lumineux sésame pour un dragueur malheureux, mot de passe pour branchés peu sûrs de leur place dans une avant-garde, nom mythique d’un agent terroriste, il porte tous les fantasmes que l’Europe veut bien se construire sur l’Islam, un Islam rêvé, abhorré, craint et… inventé de toutes pièces. Il envahit l’Europe mentale que l’auteur explore impitoyablement.
On avait déjà vu la pièce montée par Michel Didym, dans un décor de revue, avec musique et grand escalier. Brillant mais moins fouillé qu’ici. Les acteurs du Thalia Theater de Hambourg prennent à bras le corps-vraiment- le texte avec une rigueur toute germanique… Ils créent et dissipent d’un geste les univers successifs où circule Abulkasem. Pas un temps mort, pas un mot vide (en allemand sur-titré). Avec une vitalité qui ne faiblit jamais, jusqu’à une danse bollywoodienne minimale de dos (les masques sont derrière la tête), seul hommage virtuose et poétique au spectaculaire.
C’est intelligent, généreux, l’œil ouvert sans complaisance sur le monde, avec le luxe de la tendresse et de l’humour, et le courage de la tragédie. Du pur théâtre, qui ne montre rien et fait tout voir.
Christine Friedel
Le Signal du promeneur
Autre bande d’inventeurs en action : Le Raoul Collectif (belge) et son Signal du promeneur. Autant de liberté dans l’espace que leurs camarades d’Invasion, une attention plus visible à ce qui est en train de se créer, et une bonne dose de surréalisme. Le groupe explore l’incompréhensible du monde, qu’il va chercher du côté du fait-divers et de la littérature. Dans la nature aussi, avec les surprises et les obstacles que la représentation de cette nature peut apporter au théâtre: une motte de terre tombe des cintres, un arbre en pot sert tantôt de porte-manteau, tantôt d’interlocuteur.
Un chevalier en armure tient un discours d’extrême droite, puis se dépouille de ses armes pour mieux combattre, un faussaire s’attribue le cancer du Mars de Fritz Zorn pour glisser vers la faux cancer du pseudo docteur Romand. Mais l’humour abracadabrantesque de ces jeunes gens trouve sa limite : à trop suivre cette histoire explorée et réexplorée par la littérature et le cinéma, ils plombent le spectacle et perdent un moment cette étincelle, ces chiquenaudes qui égarent joyeusement le spectateur et construisent leur chemin en zigzags.
Mais les choses reprennent leur cours vagabond, et cela finit par une information de taille : aujourd’hui, un homme s’obstine à chercher dans les déserts du Mexique un ptérodactyle vivant. Le charme de ce spectacle n’est pas du côté du n’importe quoi: il possède une attention surréaliste à la richesse des « hasards objectifs ». Dans ces temps de sérieux pesant, on avait presque oublié à quel point ce regard ouvert nous était nécessaire.
Ch. F.
Le Partage de midi
Le metteur en scène nous dit que le spectacle a été créé en Chine, histoire de suivre le bateau de Paul Claudel. On veut bien, mais ça n’a pas grande importance. On voit, on entend ici une Chine mythique, une immense Chine de perdition, où personne ne croit réellement pouvoir faire fortune, un piège de la mort acceptée. Il n’y a presque rien sur scène, un velum, quelques cantines de métal-protection contre les pourrissements tropicaux- jouant le bateau et l’exil. Ce n’est pas la première fois qu’on joue Claudel presque sans rien. Du reste, il ne réclame pas grand-chose : sa langue somptueuse, surabondante, en dit assez.
Dans cette mise en scène, ce qui tient du jamais vu, n’est pas cette scénographie minimaliste, mais du moins dans la première partie, l’économie de la déclamation claudélienne. Entendons-nous, le verbe mais sans l’emphase. Ysé n’est pas idéalisée, mais une petite-bourgeoise qui exprime très simplement la cruelle innocence de l’amour, du désir: j’aime, je n’aime pas, je pars avec celui qui me veut. « Je suis une femme », répète-t-elle. Sans justifier sa conduite : on n’est pas du côté de la morale et on ne va pas reprocher à Paul Claudel de placer la femme du côté de l’animalité, non, on entendra ce «Je suis une femme» comme la nécessité, la fatalité du désir. Et la peur de l’amour : pourquoi partir avec Amalric, quand elle porte l’enfant de Mésa ? Parce que l’amour est trop fort, trop lourd, trop grand, trop…
L’essentiel: le scandale irréductible de la passion mais cette mise en scène sans ornements et non sans drôlerie n’emporte pas vraiment l’adhésion et les comédiens-sauf Nicolas Vial qui a une belle présence-ne tiennent pas la distance. Cela n’empêche pas d’apprécier le beau décapage infligé à Claudel.
Ch. F.
http://www.dailymotion.com/video/x8g1zq
Embrassez-les tous de Barbara Métais-Chastagnier, mise en scène de Keti Irutebetagoyena.
Cela se passe dans un sous-sol du 104. Juste des pendrillons noirs, une dizaine de poulets pendus à des crochets et, au centre du plateau, un canapé à fleurs. Il y a là un jeune homme qui revient chez lui après une journée de travail harassant dans une usine, à tuer des poulets. Sa mère l’attend. Mais le jeune homme en question se butte à un mur qui lui coupe la route. Un mur qui sépare en deux un pays en guerre. On pense évidemment à cette ceinture de sécurité mise en place par Israël avec l’espoir assez peu réaliste d’instaurer une paix durable…
Mais il y a ensuite une jeune femme Nina qui explique à son psychologue en quoi consiste son travail de recherche en neurobiologie qui porte sur la mémoire. Quand Keti Irutebetagoyena nous a parlé de ses intentions de mise en scène, nous avions été assez séduits. Elle est, comme l’auteur, issue de l’École Normale Supérieure de Lyon (section théâtre) et sait ce que dramaturgie et faire théâtre veulent dire.
Et cet Embrassez-les tous a quelque chose d’une fiction qui relève parfois du farcesque. Même si la fin est d’un tragique absolu, puisque mère et fils seront abattus par les soldats. On est à la fois dans le quotidien le plus banal et dans une théâtralité revendiquée comme moyen spectaculaire, loin du réel: le soldat n’a que les apparences du soldat, la mère n’a pas l’âge normal d’une mère de jeune homme, la jeune fille est jouée par un acteur…
Keti Iritebetagoyena a été l’assistante de Jean-Louis Benoit, puis de Jean-Michel Rabeux pour cette fabuleuse Nuit des Rois qu’il avait montée à Bobigny; elle dirige de façon très sûre Quentin Faure et Julie Moulier qui jouent les quatre personnages.
Mais, passées les dix premières minutes, la pièce ressemble vite à une démonstration théorique qui tient davantage de l’exercice d’école et à laquelle il manque sans aucun doute une véritable chair. On comprend bien que Barbara Métais-Chastanier ait cherché à mettre en place une autre dramaturgie et une autre parole, un peu dans la lignée d’Edward Bond et loin des intrigues habituelles, mais faudrait-il encore que le spectateur y trouve son compte…
Désolé, mais cette pseudo-réflexion en soixante-quinze minutes sur la guerre et la violence, malgré toute la rigueur de la mise en scène, parait bien longue et nous ne sommes pas arrivés à entrer dans cette fiction qui se refuse d’ailleurs à l’être. Malgré la difficulté de l’exercice, Keti Iritebetagoyena fait ici la preuve qu’elle possède à vingt-sept ans, de solides qualités de metteuse en scène. Le Festival Impatience sert aussi à cela.
Philippe du Vignal
La Fête de Spiro Scimone par le Collectif De Quark
Vous regardez par le trou de la serrure et vous plongez dans le quotidien d’un couple qui se prépare à fêter ses trente ans de mariage, avec leur fils, Gianni. Entre tableaux, fables et narration, distance humoristique et dérision, cela a l’allure d’un règlement de compte sur ces petites choses de la vie, dérisoires et vaines qui, parfois, tissent les jours et les nuits, exacerbent les frustrations, accélèrent l’inquisition : « tu ronfles », « tu veux ton lait ? », « tu ne manges plus ce que je te prépare », « où vas-tu ? »
Le ton néanmoins est badin, bon enfant, distancié. Au début du spectacle, on se croirait en chantier de répétition : père et fils lisent leur rôle, pièce à la main, la joute est rapide… La mère sait le par cœur. Dans la triangularité, elle mène la danse. Conduire, pas conduire, acheter sac et chaussures, s’occuper ou pas de l’enfant, recoudre un bouton au pantalon qu’il envisage justement de mettre… nous sommes dans l’espace clos du couple et sous le regard du fils, qui ménage père et mère. De l’une à l’un : « Il m’a juré qu’il ne joue plus »… De l’une à l’autre : « Il part chez Pierrot, c’est notre anniversaire ! »... Plus que l’argument, ce qui nous intéresse ici :la chronique de la vie ordinaire vu sous la loupe et le scalpel, mais avec bon esprit. Pas de ton revanchard, un pot-pourri mélangeant les ingrédients familiaux, banalement les pires.
Alors, qu’est-ce que la fête, dans cette atmosphère tragi-comique ? «Régénérer le temps» comme le dit Eliade, ou «surmonter la normalité » selon Duvignaud ? Ici, ce sera un gâteau, du mousseux, une guirlande, la robe rose de la mère qui se rejoue comme séductrice, les paravents fleuris, des chapeaux pointus et mirlitons, une poignée de confettis, le chapeau rouge de la grand-mère, pour mémoire et la fille du marchand de légumes, bonne à marier, parcours fléché pour le fils.
Deux caméras suivent en gros plan, les visages, au plus près de l’intime. La fête en direct est encore plus cruelle, le spectateur devient entomologiste. Musique, danse, strass, piste aux étoiles…Le tableau final nous transportera au cœur d’un western spaghetti, à la conquête de l’Ouest américain. Les dialogues bulles de BD sur écran, suivent les personnages. Rêve et réalité, loufoquerie et fantaisie, du huis-clos familial au Grand Canyon, de fermeture à ouverture, devions-nous rêver de Claudia Cardinale, Henry Fonda et Charles Bronson ?
Le Collectif De Quark s’empare de la pièce de Spiro Scimone, auteur sicilien, avec intelligence et humour, et égrenne une collection de clichés doux amers qui font penser à La Cantatrice chauve ou aux Diablogues. Dans le “bruissement de la langue”, selon Roland Barthes, mais avec simplicité et extravagance.
Brigitte Rémer
Festival Impatience, Théâtre National de l’Odéon, Ateliers Berthier et le 104