Temps
Temps, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad.
Désireux de s’écarter de Sang des promesses pour passer à un autre « temps » de son œuvre, Wajdi Mouawad place sa dernière création sous le signe de l’inquiétude. Il y voit une chute libre où l’écriture doit trouver à l’instinct son guide, et ainsi révéler à son auteur une face cachée de lui-même.
Et pourtant, avec sa quête des origines et de l’identité, sa filiation problématique et sa blessure secrète à colmater, Temps a quelque chose de familier aux lecteurs de Sang des promesses.
Mais cette fois, le secret est déjà connu, et de tous.Dans la petite ville minière de Fermont, au Québec, tout le monde sait que l’illustre poète Napier de la Forge a commencé à violer sa fille Noëlla quand elle avait cinq ans, et a continué à le faire jusqu’à ses premières règles. Tout le monde sait qu’en l’apprenant, Jacky, la mère, s’est précipitée dans la forêt pour s’immoler devant sa fille, devenue sourde et muette sous le choc. Tout le monde sait qu’alors le feu a effrayé les rats qui, depuis, traversent la ville chaque jour, comme une malédiction. Mais personne n’a mis fin au drame. Aujourd’hui, le vieil homme est mourant, et Noëlla a repris contact avec ses frères pour régler la succession. Comme Electre attendait son frère.
En apprenant la vérité de leur histoire à ceux qui l’ignorent, elle pense qu’ils sauront trouver ensemble la force d’y mettre un terme… Pas vraiment d’énigme donc, mais tout de même une révélation à mettre en acte. Le texte est d’une manière générale plus incisif que les précédents, moins lyrique. Le texte édité a même été écourté pour la scène, dans une volonté chez Wajdi Mouawad de se concentrer sur l’essentiel, c’est à dire l’intrigue. Il continue ainsi son exploration de la personne humaine et de ses doutes.
Dans une ville à la frontière avec le Labrador, où les températures peuvent descendre jusqu’à – 60 degrés, les hommes sont en lutte permanente avec l’extérieur et ses éléments déchaînés. La scène est traversée par un vent glacial et hurlant, qui fait s’envoler les manuscrits du poète et trembler les murs de la maison. Tous s’efforcent de rester confinés à l’intérieur, à l’abri. Mais, en vivant ainsi les uns sur les autres, ils s’épient, et leurs ombres sont visibles en filigrane à travers les murs de toile. « On est tous un peu glinglin ici », dit Meredith Rose, l’interprète.
Dans ce lieu clos, tout est partagé, y compris le malheur, et c’est au rythme du malheur que bat le cœur de chacun. L’obstacle de la langue (l’un des frères, Arkadiy, venu de Vladivostok, ne parle pas un mot de français) nécessite une interprète . Et quand Noella avoue la vérité à ses frères, sa parole ainsi relayée semble lier les personnages.
Tous ont désormais part à l’intrigue et au fléau familial. La révélation, extériorisée en russe, traduite en français, est reprise en écho par les interprètes, qui la prolongent encore et encore, jusqu’à la rendre presque palpable. Impression renforcée par l’utilisation de la langue des signes, d’autant que Marie-Josée Bastien (qui joue Noëlla) s’en émancipe parfois pour revenir à des gestes plus élémentaires : des larmes qui coulent pour les pleurs, le corps et la tête qui se renversent pour figurer l’immolation.
Les images du corps parlent à tous, directement, et concrétisent l’histoire. La parole ainsi cristallisée ne peut que creuser droit la sensibilité du spectateur. L’instant devient durée, le temps s’arrête.
Si l’on peut critiquer l’avancée quelque peu laborieuse d’un texte fondé sur la résolution d’une énigme déjà résolue, la force percutante des révélations est indéniable. Quand le père, tout à coup, se masturbe devant le frémissement d’une robe de fillette. Quand quand le fils explose de rage devant la faute paternelle et en démontre à tous les conséquences. Ou enfin quand Noëlla revit sous les yeux des autres à la fois son premier viol et la mort de sa mère…
Les personnages de Temps se reconnaissent dans ces cris de douleur humaine. Jusqu’au spectateur lui-même. Ce lien de souffrance est profondément soutenu par la cohésion des acteurs. Tous brillants. Marie-Josée Bastien (Noëlla de la Forge) est incroyable de présence dans ce rôle de jeune femme devenue muette, et sa concentration fait rayonner le texte. Et on est pris à la gorge par l’interprétation de Jean-Jacqui Boutet qui joue rôle délicat du vieillard. Le personnage représente pour Wajdi Mouawad un premier contact avec le mal, un mal qui n’est encore que faiblesse, mais qui pose déjà les bases d’un travail futur…
D’aucuns resteront peut-être insensibles ou agacés, mais, pour la majorité du public, l’émotion frappe aux instants-clés. Temps reste une tragédie qui nous touche en plein cœur, comme Wajdi Mouawad sait le faire.
Elise Blanc
Théâtre National de Chaillot jusqu’au 25 mai. Le texte de la pièce est édité chez Actes Sud-Papiers.
Nous avons assisté à la même représentation qu’Elise Blanc mais malheureusement nous n’avons pas eu le même enthousiasme pour le texte de Mouawad! Comme notre jeune et brillante consœur l’indique- le texte déjà bien long-avance plutôt laborieusement et nous n’y avons été guère sensibles.Bref, on s’ennuie assez souvent, même si-et Elise Blanc a raison de le souligner, il y a quelques beaux (mais trop rares moments) où l’on entre de plain-pied dans cette tragédie familiale.
Par ailleurs, ce n’était sans doute pas l’idée du siècle d’avoir choisi le très grand plateau nu ou presque de la salle Jean Vilar, où tout a tendance à se perdre, le texte comme la mise en scène. Mais, heureusement, il y a quand même la magistrale interprétation des comédiens québécois; pour le reste, autant en emporte le vent des hivers canadiens….
Philippe du Vignal