Peer Gynt
Peer Gynt d’Henrik Ibsen , traduction de François Regnault, mise en scène d’Eric Ruf.
C’est en s’inspirant de contes populaires norvégiens qu’Ibsen (1826-1906) a écrit ce Peer Gynt, pièce mythique, sous -titrée poème dramatique qu’il l’écrivit en Italie où il vécut quelque vingt ans . Elle fut créée à Oslo en 1876, avec la musique d’Edouard Grieg mais sans le quatrième acte.
Elle connut tout de suite un grand succès « Je n’ai jamais rien écrit d’aussi fou » disait Ibsen, dont la pièce réputée injouable, fut quand même créée à Paris dix ans plus tard en 96, mais pas dans son intégralité par Lugné-Poe au Théâtre de l’Oeuvre. Elle a été depuis très souvent jouée en France comme ailleurs.
Notamment à Chaillot en 58, sous le règne de Vilar, par André Reybaz avec le grand Daniel Ivernel qui avait quelque chose de la silhouette d’Hervé Pierre et, avec la merveilleuse actrice qu’était Sylvie qui jouait Âse, la mère de Peer Gynt: le genre de souvenirs théâtraux qui ne s’efface pas….
Puis la pièce fut mise en scène par Patrice Chéreau qui l’a mis en scène au T.N.P. en 81, avec déjà Eric Ruf , et enfin, plus récemment par Patrick Pineau en 2004, puis encore, par Philippe Berling au Théâtre du Peuple de Bussang où Ruf jouait Peeer Gynt. La pièce d’Ibsen est donc pour lui une vieille compagne… Ce long poème dramatique (quelque six heures dans sa version intégrale!) a en effet de quoi fasciner les metteurs en scène, dans la mesure où c’est d’abord une histoire simple mais aussi mystérieuse qui tient du conte fantastique, parfois même énigmatique, et où le personnage principal est sans cesse à la quête de lui-même.
Peer Gynt est en effet un être à part, à la fois très séduisant mais assez rustre qui se lance dans une suite d’aventures où il va essayer d’être soi-même. Fiancé à Solvejg, il séduit pourtant une jeune mariée et doit fuir dans les montagnes où il rencontre les trois filles de pâturages et le Roi des Trolls dont il séduira aussi la fille, la femme en vert. Peer Gynt essayera, mais en vain, de mettre en application sa devise: « Suffis-toi toi-même ».
Homme mûr, il reviendra donc chez Âse, sa vieille mère qu’il va voir mourir. Vingt ans plus tard, le voilà riche marchand d’esclaves en Afrique et capitaliste sans beaucoup de scrupules. Mais c’est aussi à la fois un poète des plus fantasques, dont la vie est comme une œuvre. Peer Gynt voyage beaucoup, manque de périr dans une tempête, avant de retrouver sa Norvège pour constater que tout est vain, et que, devenu vieux, il va lui falloir payer de sa vie cette quête insensée d’aventures dignes de l’Odyssée.
Avec des scènes d’intimité profonde, et d’autres où une vingtaine de personnages peuvent se côtoyer. Il y a à la fois du grotesque et de la fantaisie, du tragique et du comique, toujours aux confins d’un questionnement métaphysique, et où la musique peut jouer un rôle majeur. Ibsen, formidable prophète du théâtre du 20ème siècle, ne s’encombre guère de préjugés quant à la façon dont on pourrait mettre en scène son Peer Gynt, ce qui offre un tremplin inespéré mais d’une grande hauteur pour un metteur en scène à la tête d’une compagnie… C’est ce qui en fait toute la modernité mais aussi… toute la difficulté!
Reste donc en effet à savoir comment on peut mettre en scène cette saga dont la longueur- à déterminer puisqu’on ne peut conserver l’intégralité- fait partie du charme. Cela se passe dans le Salon d’Honneur du Grand-Palais, lieu récemment restauré, aux dimensions imposantes: 60mX20m avec une hauteur sous plafond de plus de huit mètres…Eric Ruf a choisi une scénographie bi-frontale soit six rangées de chaises de part et d’autre, et une longue scène de plus de 25m de longueur, sorte de parcours étroit, herbu parcouru par deux rails où circule une draisine qui sert de praticable selon les besoins de l’action, avec, au milieu, une sorte de petit bassin carré couvert en partie d’un pont en treillis métallique.
Il y a aussi une dizaine de mâts avec chacun trois projecteurs. Côté jardin, une sortie avec des rideaux ouvrant sur des toiles peintes de nuages, et côté cour, une colline verdoyante, avec une petite maison rouge, et une autre sortie avec aussi des toiles peintes de nuages. Dispositif qui n’est pas sans faire penser à celui du fameux Utopia (1975) de Luca Ronconi d’après Aristophane à la Cartoucherie. Audacieux pour la Comédie-Française, c’est sur le plan plastique, une belle réussite. Même si les rideaux gris plissés qui entourent les gradins ne sont pas du meilleur effet.
Et sur le plan dramatique? C’est beaucoup moins évident et cela ne fonctionne pas très bien. Pour les scènes de groupe, cela marche: par exemple, la formidable arrivée des trolls sur la draisine avec autour les musiciens, ou même la mort d’Âse, puisque Peer Gynt pousse la draisine/lit de mort sur une quinzaine de mètres.
Mais pour la plupart des scènes intimistes, quel que soit l’endroit où le spectateur se trouve, il y a toujours un moment où l’on voit les acteurs de dos et bien loin, c’est au hasard de la répartition des scènes sur le plateau; on est rarement bien situé. Et, comme l’acoustique du lieu qui n’a pas pas été conçu pour les spectacles, est du genre médiocre, on a doté les comédiens de micros H.F. , ce qui est fatiguant à écouter et qui donne une sorte d’uniformité aux voix. En fait, on peut se demander si la bi-frontalité n’est pas dans le cas de Peer Gynt une fausse bonne idée.
» Le voyage de Peer Gynt, dit Eric Ruf, se déroule non pas face au creux du public et le spectateur tourné vers l’acteur embrasse en même temps son champ de vision cet autre lui-même le regardant aussi sur le gradin d’en face ». On veut bien, mais ce genre d’argument n’est guère convaincant!
Par ailleurs, Eric Ruf sait diriger ses acteurs : Hervé Pierre d’abord, très présent, qui ne faiblit pas une seconde dans ce rôle merveilleux mais écrasant. On le connaît depuis longtemps mais il est ici exceptionnel; il possède à la fois un regard amusé de jeune homme prêt à n’importe quelle roublardise, gourmand d’alcool et de femmes, puis, à la fin, on le voit en vieil homme désabusé, triste, comme Mazarin le disait à la fin de sa vie, d’avoir à quitter tout cela… Hervé Pierre est vraiment impressionnant de vérité et d’humanité, comme Catherine Samie (Âse), Suliane Brahim (Solvejg) , Serge Bagdassarian dans le Roi des Trolls, ou encore Catherine Salviat dans la mère de Solvejg, et, comme c’est parfois le cas à la Comédie-Française, il y a une belle unité de jeu dans la troupe.
Mais la répartition du temps de représentation (4h 45) est plus discutable: d’abord deux heures environ suivies d’un entracte, puis une heure et un autre entracte, puis encore une heure. Comme la salle de 560 places était déjà loin d’être pleine et comme de nombreux spectateurs ont déserté la dernière partie, cela donnait à la fin un curieux sentiment de malaise.
Reste un beau spectacle bien rythmé, bien joué sans doute trop long-ou plutôt mal réparti- vraiment bien joué où la musique originale de Vincent Leterme est juste et efficace. Mais qui a un sacré défaut de visibilité à cause d’une scénographie peu adaptée. Quant aux nombreux costumes signés Christian Lacroix? C’est du signé Christian Lacroix, un poil chichiteux ; beaucoup de paillettes, plumetis, corsets roses mis sur, et non dessous, les robes: quelques jupes noires paysannes assez justes mais l’ensemble n’est pas très réussi.
Alors à voir? C’est selon: mieux vaut être prêt à affronter ces quelque quatre heures de spectacle, assis sur une chaise en plastique, prêt aussi à ne pas bien voir toutes les scènes mais il y a, répétons-le, la présence exceptionnelle d’ Hervé Pierre et la parole d’Ibsen qu’avec ses camarades, il réussit à faire passer. Mais c’est un spectacle qui mériterait à l’avenir une scénographie frontale, mieux adaptée à cette prodigieuse saga qui ne finit pas de nous éblouir presque un siècle et demi après avoir été écrite.
Philippe du Vignal
Comédie-Française, Salon d’honneur du Grand-Palais, accès square Jean-Perrin, avenue du Général-Eisenhower, Paris 8e.T. : 08-25-10-16-80. Jusqu’au 14 juin 2012.