Getting Lost Father de Bertolt Brecht mise en scène de Fabrizio Arcuri
Le spectacle est présenté dans le cadre des chantiers d’Europe-cette année: Grèce et Italie-un belle initiative d’Emmanuel Demarcy-Motta; il résulte d’un travail qui a réuni le Teatro Stabile de Turin et la Volksbühne am Rosa-Luxemburg Platz à partir d’une pièce de Brecht La Chute de l’égoïste Johann Fatzer, plus connue sous le titre de Fragment Fatzer qu’ Heiner Muller considérait avec beaucoup de respect. Ce texte écrit par Brecht entre 1926 et 1931 et laissé à l’état d’ébauche, ne deviendra jamais une véritable pièce épique. A mi-chemin entre la théorie et la pratique théâtrales, s’il ne possède pas de véritable narration, pas de fable qui serait garante d’un sens, il est parfois d’une belle violence poétique et peut être un tremplin pour parler de théâtre et politique, et pour repenser une autre forme dramatique. Avec, en toile de fond, la tragédie grecque. Mais Brecht accorde ici une grande importance à la représentation donc au jeu des comédiens qui vont alors constituer le spectacle comme une sorte de rituel et qui lui donneront donc tout son sens.
Ce qui, quelque 40 ans avant, de façon tout à fait prémonitoire, préfigure déjà ce que l’on appellera le happening puis la « performance » qui auront influencé une bonne partie du théâtre contemporain, que ce soit aux Etats-Unis, en particulier avec le Living Theatre, dirigé par Julian Beck et Judith Malina. Rappelons que celle-ci sous l’influence de Brecht, via son professeur, le metteur en scène de Piscator, a toujours prôné l’abandon des formes narratives traditionnelles. La boucle était bouclée avec un théâtre qui se ferait essentiellement dans l’instant même où il serait joué.
Autrement dit, pas d’invention possible de nouvelles formes théâtrales sans un jeu qui ne produirait pas de véritable sens. Ce qui était tout à fait novateur dans le théâtre moderne…
Fatzer a comme point de départ, la désertion de quatre soldats en 1918 qui vont alors se cacher à Mülheim dans la Rühr où ils attendent une révolution qui tarde à venir; le plus intelligent mais aussi le plus égoïste des quatre, c’est Johann Fatzer. Pour essayer de trouver de qui nourrir ses camarades, Fatzer va les mettre en danger, faute impardonnable puisqu’il risquent fort d’être repérés. Il finira par être tabassé à mort par des policiers. Mais ses copains, comme cela avait été décidé en commun, feront semblant de ne pas le reconnaître et ne lui porteront donc pas secours.
Reste, comme toujours, à recréer un texte, ou plutôt une ébauche de texte, porté par une dimension esthétique et presque utopique, dont le metteur en scène devient ipso facto le co-écrivain… Fabrizio Arcuri a tenté de relier avec intelligence ce Fatzer à la situation socio-politique de l’Italie et de l’Europe qui vit des heures décisives, et l’on a bien conscience qu’aucun des pays concernés ne pourra faire l’économie d’une profonde remise en question, qu’il y a aura désormais un avant et un après, même s’il n’est pas directement touché.
Le spectacle commence plutôt mal: sur le plateau vide, une vieille fausse carcasse de voiture est retournée avec fracas, envahie de fumigènes que viennent éteindre deux pompiers avec deux lances à eau qui font un bruit d’enfer, tandis que deux écrans montrent un incendie et des images en direct et en gros plan du visages des comédiens, munis de de micros H.F. qui , ensuite, vont aller discuter avec le public dans la salle éclairée… Peu crédible et surtout pas très nouveau!
Deux autre petits-trop petits- écrans diffusent la traduction du texte de Brecht, tandis qu’un orchestre, percussion, clavier, basse (Luca Bergia et Davide Ameodo) accompagnent, avec beaucoup d’efficacité les images. C’est bien propre mais assez conventionnel: c’est ce qu’on voit un peu partout depuis déjà une bonne vingtaine d’années, et un peu prétentieux.Il y a déjà un hémorragie de spectateurs qui, visiblement, n’y trouvent pas leur compte et qui s’ennuient. Malgré la beauté de la langue italienne…
Et il faudra attendre une bonne heure pour que les choses évoluent positivement, surtout à partir du moment où Alessandra Lopano, qui possède une belle présence, entre en scène ou plutôt dans un des trois cubes/cellules de jeu qui tournent sur eux-même. C’est une réussite scénographique incontestable, qui apporte beaucoup au spectacle. Explosions, coup de feu: Fabrizio Arcuri sait créer la surprise et réveiller le public qui a tendance à somnoler: s’il y a de beaux moments, et même si les comédiens font leur boulot, il faut souvent se pincer pour croire à ces scènes de violence, comme ce tabassage mal réglé.
On peut penser que c’est parfois comme une sorte de parodie-la marge de manœuvre dans la mise en scène est importante avec ce type de texte mais ces deux heures et quart, même bien réglées, paraissent quand même longues et souvent répétitives..
Alors à voir? Oui, malgré ces réserves,c’est toujours bon, pour des professionnels, de voir ce qui se passe chez nos voisins les plus proches et qui ont tous les deux un grand passé théâtral. Mais, ici, la gestion du temps, en partie sans doute à cause d’un indispensable surtitrage et d’une sur-dose sonore dûe aux micros H.F., n’est pas vraiment convaincante.Et ce qui aurait pu être, en une heure et quelque un spectacle fort et dur, donne souvent l’impression que le metteur en scène, en deux heures et quart, va un peu à la ligne… Mais les étudiants en théâtre et arts de la scène pourront aussi y trouver matière à réflexion: Brecht décidément, soixante ans après sa mort, n’en finit pas de nous surprendre!
Philippe du Vignal
Théâtre des Abbesses les 6 et 7 juin donc ce soir!