Le Chasseur et le gibier
Le Chasseur et le gibier, Notes sur le théâtre de David Mamet, traduction de l’anglais de Marie Pecorari.
Dans ce petit livre iconoclaste, Mamet nous met en garde : « Un certain nombre d’observations et de suggestions présentées dans cet ouvrage pourraient passer pour hérétiques ».
Vingt-six chapitres, séquences, ou articles, appelés essais, indépendants les uns des autres évoquent d’emblée, le théâtre (Le foyer des artistes, Mettre en scène au théâtre, La culture théâtrale, Le metteur en scène comme illusion), ou sont plus opaques (La Vrille fatale, Instincts de Chasse, La Cabine de bains). Décodage à la libre appréciation du lecteur…
Russe, Mamet est venu étudier et travailler aux Etats-Unis, mais se réfère à Stanislavski et sa méthode, ainsi qu’à Meyerhold, et Tchekov dont il s’est nourri. Il cite aussi son professeur américain Sandford Meisner du Group Theatre, évoque Broadway dont le public va au théâtre comme on va au parc d’attraction. Pour lui, « L’acteur stanislavskien, l’acteur meisnerien ou l’acteur de la Méthode n’existent pas. Il y a des acteurs (plus ou moins doués) et des non-acteurs ». Il survole en cent dix huit pages l’écriture, la formation, l’acteur, la mise en scène et les publics, sa pensée est dispersée, voire pointilliste. S’il insiste sur la notion de plaisir que recherche le spectateur, il milite pour l’appel à l’imagination, démonte les mécanismes de la construction dramatique, de l’apprentissage, du jeu, du spectacle, sans grande révélation ni véritable argumentation.
Ainsi le parallèle assez nébuleux qu’il fait avec la chasse : « C’est là le paradoxe évident de l’écriture dramatique. Il ne s’agit pas de communiquer des idées, mais plutôt d’inculquer au public les instincts de chasse. Ces instincts précèdent et, dans les moments de stress, se substituent au processus verbal ; ils sont spontanés et plus puissants que l’assimilation d’une idée ». Pour lui, la fable est essentielle et le dramaturge « doit faire en sorte que le public se demande ce qui va arriver ensuite ».
Plus intéressante, sa réflexion sur les liens entre théâtre et tendances totalitaires: il rappelle que Stanislavski vécut sous la dictature du Tsar puis des Bolcheviks et que « sa capacité à mettre en scène des œuvres douées d’un véritable contenu – c’est-à-dire des œuvres traitant des fondations de la vie humaine : la perte, le désir, la peur, l’avidité, et de leurs conséquences – était limitée par les interventions à la fois réelles et potentielles de la censure ».
Le théâtre doit-il être politique? « Absolument pas, dit-il, le travail du théâtre, c’est d’enquêter sur la condition humaine. Celle-ci est tragique : nous sommes condamnés par notre nature même ; et comique, nous sommes condamnés par notre nature même, mais la grâce existe ». Sa recension des grandes pièces américaines « qui ont aussi en commun un attachement à la forme dramatique » est bien courte, ce qui lui permet un mouvement de balancier entre poésies dramatiques et chefs-d’œuvre poétiques.
Pour Mamet, le thème de la formation tourne en boucle : « Au-delà des conseils prodigués à l’acteur (corriger sa diction et sa posture, se tenir tranquille, dire son texte, éviter de gesticuler, et avoir une idée générale de la nature de la scène), un professeur ne peut rien faire et un metteur en scène pas beaucoup plus. Le professeur de l’acteur, après, c’est le public, qui dispensera des leçons rapides, brutales et sans appel ».
Et il insiste : «la majorité des apprentis-acteurs n’apprendra jamais à jouer ». L’acteur sera inné ou ne sera pas. Il reçoit un don « qu’il faut respecter et que, dans une large mesure, il ne contrôle pas ». Son vrai talent et vrai travail « c’est d’habiter – quel que soit le sens qu’ait l’expression pour lui – le rôle. Rester tranquille et dire le texte afin de parvenir à s’approcher de l’objectif indiqué par l’auteur. C’est tout ». L’art de la scène ne s’apprend donc « que sur scène, face à (devant) un public payant ». Le pédagogue conseille aux acteurs « d’enchaîner », de « ne jamais s’excuser lors des saluts », de « ne pas rire, ne pas pleurer », et de…« toujours avoir son portefeuille sur soi ».
Puis c’est au tour du metteur en scène d’être haché menu : « Les acteurs laissés à eux-mêmes sont généralement des metteurs en scène supérieurs à ceux dont c’est le métier, à quelques exceptions près. Pourquoi ? Parce que les acteurs n’oublient jamais ce dont la plupart des metteurs en scène ne prennent jamais conscience : que le but de la mise en scène est d’attirer l’attention du public sur celui qui parle ». La tâche du bon metteur en scène, dit-il, « revient alors à diriger l’attention du public à l’aide de la disposition des acteurs, de la vitesse et du rythme de la présentation ».
Le metteur en scène ressemble davantage à un entraîneur qu’à un chorégraphe, « un malaise autodestructeur s’emparera de l’acteur s’il se lance dans un discours théorique ou alambiqué », et il parle de l’inutilité générale des répétitions. « Telle qu’elle est généralement pratiquée en Occident, la répétition est une forme accoutumante de thérapie de groupe », qui renvoie à la confession collective, aspect essentiel du Parti Communiste américain ». C.q.f.d. : « Je crois que la mise en scène ressemble beaucoup à l’écriture : il s’agit de raconter une histoire. Quand on écrit, on se sert des mots. Quand on met en scène, on se sert des acteurs qui se servent des mots ».
Le public lui : « ne demande qu’à être diverti ». Et Mamet évoque deux conditions qu’il doit remplir pour qu’il y ait échange théâtral réel : (1) venir pour son plaisir (2) payer sa place. Si le public est corrompu (c’est-à-dire influencé par autre chose que sa recherche de plaisir), il n’est pas en mesure de participer à l’échange ».
Un public d’abonnés est donc « un public épouvantable. Il est presque toujours sinistre. Pourquoi ? On l’a traîné hors de chez lui, ce qui exclut toute aventure et toute histoire d’amour ».
Quant aux subventions, « logiquement monopolisées par les structures artistiques qui ont une tradition de succès artistique (critère subjectif) et de longévité (critère objectif) », elles « ne sont donc pas attribuées (et ne peuvent pas l’être) dans les moments de véritable besoin, la période des débuts de la vie productive d’un individu ou d’une structure », elles sont distribuées « par des comités et les membres du comité sont choisis par des comités. Il faut donc trouver un consensus, c’est-à-dire un compromis lié à des choix ».
Mamet parle aussi des équipes d’organisation : « L’argent, aux yeux de l’administrateur et de ses partisans, a été obtenu non pas grâce à l’excellence des spectacles mais grâce aux efforts de l’équipe d’administrateurs. Les fonds attendus serviront donc évidemment à agrandir l’équipe d’administrateurs… En ce moment, dans le monde du spectacle, on assiste à la naissance et au développement de différentes actions : auprès du jeune public, en faveur de la diversité, accompagnement, école de théâtre, etc. Quel rôle est laissé au directeur artistique » ?
Bref, Mamet livre ses vérités : « L’objectif du théâtre n’est pas d’instruire, de rendre meilleur, de disserter. C’est de divertir ». Fort en arabesques, il tire très vite la porte sur lui avec une volonté d’originalité radicale qui se transforme, pour le lecteur, en déconvenue et ennui. Et quand il dit que « les prévenances et les manipulations de ces seconds couteaux, les théoriciens – parmi lesquels je m’inclus – qui sont les conducteurs du train mais croient en être les ingénieurs, ne servent à rien », on referme la page et on passe à autre chose.
Brigitte Rémer.
Editions de l’Arche, avec le soutien du CNL, mai 2012.