De la scène à la rue, lieux multiples, art unique…
Jean Digne, Pascale Goetschel, Fabien Garnier et Jean-Marie Songy étaient réunis pour affronter la question autour d’Arnaud Balme, journaliste qui les mettait sur le grill. Pour Jean Digne qui a lancé la génération des arts de la rue en 70 avec Aix, ville ouverte aux saltimbanques, l’instinct théâtral se révèle dans des espaces insolites. Pascale Goetschel, historienne, rappelle le sens civique de l’art hors-les-murs,et pour elle, l’art et les lieux sont liés.
Jean-Marie Songy, directeur du festival d’Aurillac fait remarquer que l’inspiration de l’espace n’est pas anodine, et que le théâtre n’est devenu un bâtiment qu’il y a seulement …trois siècles. Fabien Granier, lui, administrateur du Footsbarn, compagnie née dans la campagne de Cornouailles, précise qu’ il n’y avait aucun théâtre dans la région voilà quarante ans, et que le Footsbarn continue à voyager à travers le monde en alternant ventes de ses spectacles et représentations au chapeau, non pas par choix mais par nécessité…
Jean Digne, quand il était directeur de l’Association Française d’Action artistique (devenu l’Institut Français), avait affrété un cargo pour Le Royal de Luxe, Philippe Genty, la Mano Negra etc…; le cargo a ainsi emmené La véritable Histoire de France. Le spectacle a ainsi circulé en Amérique du Sud, de port en port. On avait pu voir défiler un Napoléon ridicule à la tête de son armée, sur Le neuf de Julio, immense artère de Buenos Aires.
Jean Digne précise que » les théâtres à l’italienne servaient surtout à la haute société pour boire du champagne dans les loges, avoir une double vie et vagabonder… Le mot rue me fatigue, il est trop restrictif. À Aix-en-Provence, il y avait une Maison de la Culture, mais c’est la ville qui était devenue elle-même une Maison de la Culture.
Il faut aller dans les endroits interdits! Les affiches de mai 68 ont généré du théâtre sans les paramètres de tristesse.. Il faut partager l’espace public avec l’espace privé, le théâtre doit venir là où on ne l’attend pas ! Les zones piétons ont été installées pour faire chic, il faut remplir ce vide. Il faut utiliser les échelles visibles et invisibles de la ville ».
Jean Digne avait organisé une caravane culturelle en Provence-Côte d’Azur où plusieurs centaines de personnes débarquaient dans des villages de 3.000 habitants. C’était, dit-il, une subtile subversion qui avait du sens…Depuis le théâtre de rue et ses festivals ont beaucoup perdu de leur sens et ne représentent plus la diversité ! Il faut chercher là où la vie vous tend les bras, engager des discussions avec la Fondation SNCF qui fait des appels d’offres pour les gares. Les gradins de Marseille valent bien ceux d’Odessa… »
Jean-Marie Songy, lui, n’oppose pas les différentes manières de faire du théâtre. Il aime fréquenter les salles où l’on peut s’abandonner et s’endormir. Dans la rue, on est pris par l’air, les intempéries, la chaleur et le bruit, et l’on n’a jamais la bonne position. On choisit la complication pour pouvoir attraper tout le monde. La période post-68 a donné beaucoup d’énergie. Songy rappelle que « les Actionnistes Viennois ont placé leurs revendications humanistes à travers la mise en risque des corps et une subversion insupportable aux yeux de certains. Nous devons, nous, répondre à l’architecture contemporaine. A la façon des Indignés à la Défense, la rue, c’est le lieu où l’on donne rendez-vous aux gens pour manifester. Aurillac, ville de 30.000 habitants accueille 100.000 personnes pendant Éclats, festival de cinq jours. On se bouscule dans les rues,et la bataille se livre au niveau de la prise de parole dans la ville. Et personne n’a envie que le Festival s’arrête ! Il faut jouer dans des lieux habités, Le Monfort en est un, comme le Boulon de Valenciennes, lieu de diversité d’espaces ».
Fabien Granier travaille, lui, à Montluçon avec Le Footsbarn, « où l’on rencontre toujours les mêmes gens. La compagnie, dit-il, gagne de l’argent dans des lieux officiels pour pouvoir faire des tournées dans les salles des fêtes de l’Allier avec des spectacles cabaret. Mais une enquête a révélé que nos publics n’avaient vu qu’un seul spectacle en trois ans…
La Cartoucherie, l’Espace périphérique de la Villette, sont des endroits vides sur cadastre qui ont tendance à disparaître peu à peu. Nous aimerions bien en trouver davantage et nous sommes donc amenés à jouer de plus en plus sur les parkings de supermarchés. Les élus sont un peu frileux sur la question du cadastre.
Mais L’avenir proche est plutôt radieux après deux années catastrophiques. Notre désir de théâtre est intact, mais nous sommes inquiets du développement effrayant des villes en Europe. Le pire, ce sont les voisins qui nous tuent autant que les architectes. Il ne faut pas perdre de vue l’urgence qu’il y a à mettre la population en relation avec le théâtre ».
Pascale Goetschel rappelle l’action de Firmin Gémier en 1911, qui avait réussi à conquérir un public dans les campagnes, loin des snobs et des coteries.
Un débat a suivi avec une intervention de la présidente de la Fédération des arts de la rue qui rappelle « qu’ils sont victimes de leur succès, qu’il faudrait des saisons des arts de la rue, réinventer le festival d’Aurillac pour retrouver les habitants. L’association Hors les murs devrait permettre ainsi un décloisonnement du paysage artistique. Il faut organiser le désordre… »
Edith Rappoport
Lundis du Grand Palais, 25 juin juin 28 2012