Les Bonnes
Les Bonnes de Jean Genet mise en scène de Serge Gaborieau et Armel Veilhan.
Auteur de la transgression, du travestissement et de l’ambivalence, Genet s’inscrit dans les extrêmes, entre Artaud et Pasolini. Il écrit de son sang, comme un ange déchu pactisant avec lui-même, et transcrit sa vie à travers poésies, romans, pièces et essais. Son autobiographie, Le Journal du voleur, sort en 1949, et Sartre la qualifie de cosmogonie sacrée ; elle donne les clés de ces extrémismes et chemins de traverse. D’autres textes le précèdent, dont Les Bonnes, pièce en un acte (1947), montée, la même année, par Louis Jouvet, à l’Athénée.
La pièce fascine metteurs en scène et acteurs. Pour n’en citer que quelques-uns : Peter Zadek, en 52 ; Julian Beck et Judith Malina en 65 avec le Living Theatre (les trois femmes étaient interprétés par des hommes) ; Victor Garcia en 70, pour la version espagnole avec la compagnie Nuria Espert, puis en 71 pour la version française ; Alfredo Arias en 2001 (qui tient le rôle de Madame), en ont proposé leurs lectures, ainsi que Philippe Adrien, Alain Ollivier, Jean-Marie Patte, Henri Ronse… et tant d’autres. Autant d’imaginaires, autant de manières de la monter.
Dans ce huis-clos singulier, lieu des contradictions et des antithèses, des simulacres et des vérités, trois personnages féminins : Claire et Solange, les deux sœurs-servantes, au service de Madame, archétype de la bonne bourgeoisie. Sur fond de polar, le rituel de mort n’est que plus fort. Genet réfute pourtant s’être inspiré des sœurs Papin, qui, au Mans, assassinèrent leur patronne avec une rare violence, fait divers qui défraya la chronique. Il refuse, de même, la vision que l’on aurait pu en faire de crime de “castes sociales”.
Le Théâtre A, collectif d’artistes créé en 1998, a investi depuis peu un ancien entrepôt, aux Lilas. Il propose aujourd’hui sa version des Bonnes. Deux hommes mettent en scène trois femmes: Marie Fortuit (Claire), Violaine Phavorin (Solange), Odile Mallet (Madame). On dirait que ça hésite entre la part ritualisée et le réalisme, et que plusieurs langages se côtoient. Peut-être n’ont-ils pas voulu choisir…
Genet lui-même, dans sa Préface, Comment jouer Les Bonnes, brouille les pistes : « Je n’ai pas besoin d’insister sur les passages joués et les passages sincères : on saura les repérer, au besoin les inventer. Quant aux passages soi-disant poétiques, ils seront dits comme une évidence, comme lorsqu’un chauffeur de taxi parisien invente sur-le-champ une métaphore argotique : elle va de soi. Elle s’énonce comme le résultat d’une opération mathématique : sans chaleur particulière. La dire même un peu plus froidement que le reste ».
Chaque soir, dans leur soupente, Solange et Claire se livrent à des jeux de rôle, où l’une, puis l’autre, se glissent dans la peau de Madame, ses robes et ses fantasmes, jouant des rapports de force. Les rôles s’inversent jusqu’à ce que la catharsis opère. Puis le jeu des quatre vérités s’arrête et, comme des enfants, Solange et Claire rangent la maison, avant le retour de Madame, remettant tout à sa place, comme si de rien n’était : « Dépêchons-nous, Madame va rentrer». Ce double mouvement entre simulacre et simulation, « passage à un espace dont la courbure n’est plus celle du réel, ni celle de la vérité », tel que Baudrillard le définit, conduit à « la liquidation de tous les référentiels ».
Le ludique, le cérémoniel, le déguisement, l’inquiétant, sont bien portés par les deux comédiennes : effets -miroir, brouillage des identités, jeu furtif, gestes suspendus, une impression d’alcôve et de feutré. A un moment, Solange et Claire ne savent plus même qui elles sont et s’épuisent, elles ne sont plus capables d’arrêter le jeu. Claire en mourra, en buvant, avec détermination et lucidité, le tilleul qui ne lui était pas destiné.
L’arrivée de Madame en tenue léopard, sorte de Cruella d’Enfer descendue des écrans, est un peu plus que ne le demande Genet dans sa préface : « une dame un peu cocotte, un peu bourgeoise ». Elle est ici dans la caricature. Mais était-ce bien nécessaire ? Assurance, grandiloquence, démagogie, pourquoi en rajouter, le texte y suffit : « Tout, mais tout ! ce qui vient de la cuisine est crachat » ! « Vous êtes un peu mes filles »… « D’ailleurs, que vous manque-t-il ? »… « On s’encombre inutilement. Il y a trop de fleurs c’est mortel ». Les hommes sont les absents, mais on en parle, petits règlements de comptes à la clé : Mario le laitier, nourrit les rêves de l’une et/ou de l’autre ; l’amant de Madame, absent principal, dénoncé par Claire et Solange, est en prison pour vol. Croisement de styles.
Puis le mécanisme se dérègle : Claire se farde, la clé du secrétaire a bougé, le réveil est déplacé, Madame s’en aperçoit. L’étau se resserre et tout s’achemine vers la terreur d’être démasquées, laissant place à une sorte d’anomie chez les deux Bonnes et règlements de comptes entre sœurs. Solange dit à Claire : « Tu pourras continuer en prison à faire ta souveraine, ta Marie-Antoinette, te promener la nuit dans l’appartement »…« Claire, je te hais ». « Je te le rends bien », dit-elle. Exorcisme, décompensation, déstructuration. « Que je parle, que je me vide ». Ce moment de dérèglement est ici intéressant, ambigu, jusqu’au passage à l’acte, final.
Mi-réalistes, mi-stylisées, la scénographie et les lumières de Jacques-Benoît Dardant nous mènent de la soupente aux appartements de Madame : deux lits, au besoin, se transformant en un seul ; une fenêtre permettant des jeux de lumière, et quelques robes, suspendues.
Etrangeté, irréalité, violences, sont au cœur de cette pièce où l’onirique côtoie le tragique, où rythmes et tempos passent du vivace au subito, de l’expressivo au staccato, ponctuant une théâtralisation qui n’est pas simple à orchestrer !
Brigitte Rémer
Théâtre du Lucernaire, du 11 juillet au 1er septembre, à 18h30, sauf dimanche et lundi.