La Tentation d’Ève
La Tentation d’Ève par la compagnie A la belle étoile.
Le pire est souvent féminin et le meilleur, a fortiori, masculin. Alors, entrons dans la danse, portés par Ève, succombant aux tentatives de séduction du Diable, archétype, s’il en est. Cela se passe dans un village de mille deux cents âmes, Saint-Maurice-la-Clouère, situé à une trentaine de kilomètres au Sud de Poitiers, recélant un riche patrimoine roman classé au titre des monuments historiques : une église au plan tréflé, unique en Poitou, dont le clocher ressemble à un donjon, une ancienne léproserie, devenue exploitation agricole, rachetée par la mairie il y a quelques années et transformée en lieu culturel, avec bibliothèque et salle d’exposition, l’espace Allard.
Une grille d’époque, superbe travail en ferronnerie, cerne cet espace, qui est le point d’entrée pour le public.
C’est là que travaille toute l’année, en résidence, la Compagnie A la belle étoile, spécialisée dans l’art de la marionnette (Eric Cornette, artiste associé) et c’est dans cette magnifique cour intérieure, qu’est présentée La Tentation d’Ève, poème en dialogue issu du Jeu d’Adam. On est au XIIème siècle, et ce drame semi-liturgique, comme il sied à l’époque, comprend trois espaces, comme à la marelle : le Paradis, l’Enfer et la Terre, que l’on retrouve ici dans la scénographie, une étroite et longue plate-forme en diagonale, recouverte d’un tapis de danse noir. Eve en effet, dans le parti-pris de mise en scène, danseuse de blanc vêtue (Delphine Pluvinage), glisse jusqu’aux enfers, sur pointes, aussi élégamment que la barque solaire des Egyptiens traverse le royaume des morts.
Le spectacle commence par l’accueil du public : deux comédiens, sorte de pénitents blancs, guident les spectateurs jusqu’à leurs places, réparties de chaque côté de la plate-forme. Ils ont suivi une route balisée de bougies. Une longue introduction musicale accompagne le rituel : Jean-Philippe Rameau, avec Orage, suite d’orchestre issue de Platée qui donne le ton, puis Sento in seno, extrait de Tieteberga d’Antonio Vivaldi, chanté par le contre-ténor Philippe Jaroussky. Plus loin, La huitième Symphonie de Chostakovitch accentue la cadence.
Nos deux pénitents blancs, mi-dieux mi-diables, sont acteurs et marionnettistes (Eric Cornette et Emmanuel Gaydon). Le premier incarne la voix du Diable. On les dirait tous deux descendus des chapiteaux romans. On pénètre dans un espace sacré, un voile rouge et noir délimite la scène, qui se métamorphose ensuite en robe du Diable, puis devient castelet.
Ève, comme une apparition de cygne blanc, portée par les pénitents, puis comme novice plaquée au sol prononçant ses voeux, est démontée comme une poupée : on lui retire chaussons de danse, barrette, on libère ses cheveux, la chargeant d’un pouvoir magique, qui inverse les rôles et la transforme en tentatrice, au cours d’une danse érotique où elle séduit le Diable. Symbolisée par une marionnette-figurine de grandeur nature, la figure du Diable est conçue selon la technique du bunraku japonais.
Comme les maîtres manipulateurs, les deux comédiens accompagnent le personnage en une gestuelle relevant d’un long entraînement. Dans la technique japonaise, les manipulateurs sont trois pour chaque marionnette, selon une hiérarchie réglée en fonction de leur degré de connaissance : le plus expérimenté, le maître, manipule la tête et le bras droit, le premier assistant, le bras gauche et le second assistant anime les pieds. Le va-et-vient désynchronisé du Diable-marionnette est ici visuel et donne des clés, en référence à l’histoire.
C’est ce qu’a voulu le concepteur du projet, metteur en scène et créateur des lumières, Christian Rémer, spécialiste dans l’art de la manipulation, qui n’en est pas à son coup d’essai avec la Compagnie. Au fil des métamorphoses du Diable et du tragi-comique de sa conversation avec Ève, les acteurs manipulateurs s’effacent jusqu’à disparaitre et nous laissent au bord du vide. Reste la rougeur de l’enfer qui s’embrase sous une voûte de la cour intérieure. L’exercice relève de la prestidigitation, par la virtuosité de la manipulation et le rythme donné au spectacle, au fil des apparitions et des disparitions. Michel Pratt, compositeur, est chargé de la création sonore, musiques mixées et musiques originales, et soutient la cadence du jeu.
Le public répond présent aux Nuits Romanes, qui existent depuis de nombreuses années et font vivre le patrimoine local. Michel Pain, le Maire de Saint-Maurice-la-Clouère et son premier adjoint chargé de la culture, Jean-Claude Heurtebise, s’y investissent personnellement ainsi que l’équipe municipale, appuyée de bénévoles. Familles et mélange des générations y sont fortement représentés. Un soir de représentation, dans la ville, la circulation est stoppée, et l’éclairage public coupé. Tous s’acheminent vers les lieux de spectacle.
Deux représentations dans la même soirée, permettent à des groupes distincts de spectateurs de se croiser et de tourner, dans les différents lieux de Saint-Maurice-la Clouère : à 21h30 débute dans l’Espace Allard, La Tentation d’Ève, tandis que l’église propose un concert polyphonique, en acoustique. Puis les publics se croisent et débute une seconde représentation, à 22h15. Tous les spectateurs se regroupent ensuite, vers 23 h, devant les mises en lumière et vidéos-projections proposées par la Compagnie Dehors-Dedans, suivies d’un buffet offert par la Ville.
La Compagnie A la belle étoile avait déjà présenté un spectacle, lors de l’édition 2008 des Nuits Romanes : Monstres et Merveilles, qui marqua le début d’un véritable dialogue avec la ville de Saint-Maurice-la Clouère et la proposition du Maire d’y travailler en résidence. En 2009, elle a présenté Les trois Jumeaux du Val d’Enfer de Jacques Prévert, qui tourne depuis dans la région, puis en 2010, Escurial, de Michel de Ghelderode. Aujourd’hui, cette Tentation d’Ève nous tient en haleine, dans le cadre des Nuits Romanes portées par la Présidente de la Région Poitou-Charente, Ségolène Royal, pendant la période estivale, et qui permet de présenter, dans de nombreuses villes et villages des quatre départements (Charente, Charente Maritime, Vienne et Deux-Sèvres) cent-cinquante spectacles, en y conviant gracieusement le public : « Céleste essence. A ton beau corps, à ta figure conviendrait bien cette aventure que tu fusses reine du monde, du ciel et des terres profondes. Que tu connusses l’avenir pour dominer tout l’univers » dit le Diable, conversant avec Ève…
Brigitte Rémer
Espace Allard,Saint-Maurice-la Clouère (Vienne), vendredi 17 août, 21h30 et 22h15, dans le cadre des Nuits Romanes en Poitou-Charentes (du 30 juin au 1er septembre).