Faust à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard
Faust, par la compagnie Vertical Détour, à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard
Un lieu marqué par une personnalité singulière, qui y fit des séjours de 1939 à 1943, pendant la guerre et l’Occupation allemande , Antonin Artaud.
Un lieu mythique, Ville-Evrard, pour qui fréquente le théâtre : « Nous avons surtout besoin de vivre et de croire à ce qui nous fait vivre et que quelque chose nous fait vivre » dit l’auteur du Théâtre et son Double, dans sa Préface.
C’est dans les Anciennes Cuisines, grand espace somptueusement voûté, situé au fond d’un bâtiment désaffecté, comme nombre d’autres sur ce vaste territoire hospitalier, que travaillent une quinzaine de patients, comédiens du moment, sous la direction de Frédéric Ferrer.
Le metteur en scène, auteur et directeur de la compagnie Vertical Détour, les dirige avec une exigence très professionnelle. Ils se prêtent au jeu, attentifs aux remarques, se concentrent et remettent sur le métier autant de fois l’ouvrage sur un plateau de grande ouverture fermé par des gradins, scénographie du lieu qui imprime les déplacements.
Le chantier de création théâtrale est à l’œuvre depuis quatre semaines et travaille sur Faust. L’équipe artistique : Frédéric Ferrer à la mise en scène, Anna Schmutz à la dramaturgie, Karen Ramage, sorte de chef d’orchestre et de guide présent sur le plateau, accompagnent, stimulent, rappellent, expliquent, soufflent et pilotent le navire. Objectif : une traversée bien tempérée, pour une œuvre qui ne l’est pas, pour des vies qui ne le sont plus ; un décloisonnement entre le dehors et le dedans. Partant du Faust de Goethe, Anna Schmutz a tissé un canevas : tout y est, les personnages, la dramaturgie, la narration. Un écriteau autour du cou nomme chaque personnage et certains ont plusieurs rôles, remplaçant les absents, plus fatigables qu’ailleurs : Dieu et son contraire, Méphisto, Wagner, Dr Faust, Marguerite, dont il tombe en amour, sa mère, Valentin son frère, Marthe son amie, le curé. Les anges. Paradis et enfers avec leurs chefs de bandes, Dieu et Méphisto, le pacte… tout y est : « Ton honneur, tu y laisseras… Adieu, Dieu »…
Quand la pièce commence, Faust, qui a tenté de percer les mystères de la création, est au soir de sa vie, et le bilan qu’il en dresse est amer : « Toute cette vie d’ermite et de sage, pour RIEN »… Le pacte qui l’engage avec Méphistophélès lui semble une réponse à ses désillusions, mais on le voit quitter les rives de la raison et se perdre dans l’inconnu, les pulsions, l’irrationnel, guidé par cette force étrange avec laquelle il a pactisé : « Est-ce que je suis obligé d’en passer par là » ? dit-il, dans un éclair de lucidité.
Le titre des séquences est projeté sur un écran posé sur le plateau et repris en écho sur le plafond de la cuisine : Nuit, le cabinet d’étude du Dr. Faust , La chambre de Marguerite , La cuisine de la sorcière , etc. Les comédiens s’approprient un texte qui fait le va-et-vient, entre cet abandon de la vie et l’œuvre de Goethe, et ne quittent jamais la réalité.
« Vivre, c’est renoncer », dit le texte et le patient/comédien hèle le metteur en scène : « Frédéric, tu as oublié la diapo ! » Bien présents les acteurs… Bien à leur affaire dans la création. La vie se superpose à la distance du théâtre, qui les métamorphose.
Côté jardin, le paradis, les ailes des personnages en sont le signe et Dieu, tel une star, est adulé en héros. Côté cour, les enfers, où Marguerite rejoint Faust, après avoir effeuillé la fleur du même nom, sous l’égide de super Méphisto : « Quand on vit sur terre, on ne peut pas craindre l’enfer ».
« Le travail s’est engagé à partir de situations proposées aux acteurs/patients qui ont travaillé sous forme d’improvisations, non pas à partir du texte. Quand se sont dessinés les rôles, petit à petit le texte est arrivé » dit le metteur en scène. La distribution de Faust s’est faite dans la logique, « disons plutôt, que les choses sont advenues et qu’eux sont allés vers leur personnage » ajoute-t-il. Parfois, le regard se vide et le jeu se suspend, l’allure se fait plus lourde, la voix trop discrète, le sourire perdu, le geste vain ou jugé comme tel… Il y a le combat de chacun, car l’atelier fait partie de la reconstruction. « A tes risques et périls » lance Faust, quittant le rôle et jetant l’éponge en même temps que son écriteau : « J’en ai marre, j’arrête. Finissez sans moi ». Et l’Apocalypse finale, cortège des comédiens, conduit Marguerite, chacun selon son rythme, jusqu’au blanc paradis.
Fondée en 2001, la Compagnie Vertical Détour est en résidence à Ville-Evrard et y assure une permanence artistique depuis 2005, avec différentes modalités d’actions : animation d’ateliers, chantiers de création avec les patients ainsi qu’avec le corps médical. Divagations urbaines, en 2005 ; Appropriation des espaces et bouleversement des affectations, en 2006 ; Intérieurs, en 2011, marquent les étapes de cette collaboration. Parfois, le processus évolue jusqu’à la présentation publique du travail, parfois non.
La compagnie mène un travail autour de l’écriture contemporaine et des dramaturgies, développe des transversalités entre arts de la scène et connaissances scientifiques. Frédéric Ferrer crée ses spectacles après un « travail de terrain » qui lui permet d’ancrer ses fictions à partir de sources documentaires, d’enquêtes de territoires et de rencontres avec des scientifiques spécialistes des questions abordées.
Soutenue par l’Agence Régionale de Santé d’Ile de France – Ministère des Affaires Sociales et de la Santé – dans le cadre du programme Culture et Santé et par la DRAC Ile-de-France, au titre du programme interministériel Culture à l’hôpital, la Compagnie reçoit ses subsides, au coup par coup. Et entre deux projets, Frédéric Ferrer présente, au cours d’un cycle intitulé Les Cartographies, de Petites conférences théâtrales sur des endroits du monde nées de son envie de raconter des espaces. Il rencontre les scientifiques et imagine un cycle sur Les chroniques du réchauffement, une exploration des paysages humains qu’il décline, au fil des ans, en plusieurs stations.
A Ville-Evrard, avec Faust, le temps s’arrête et construit un art du sensible, celui du théâtre, qui se conjugue avec la vie : «Le théâtre, qui n’est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, sons, paroles, feu, cris »… comme le disait Artaud.
Brigitte Rémer
Chantier théâtral autour de Faust, du 6 août au 2 septembre 2012. Ouverture publique les samedi 1er et dimanche 2 septembre, à 16h. Hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, 202 av. Jean- Jaurès. Nogent-sur-Marne.
En préparation : les déterritorialisations du vecteur, Cycle Les Cartographies, n° 3. Création au Domaine d’O (Montpellier), du 13 au 15 décembre 2012 et en tournée en France, en 2013.