La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers & Needcompany
C’est un étrange cabinet de curiosités qui nous accueille dans une scénographie quasi muséale. L’exotisme des objets, détournés loin de leurs contextes culturels originels, fait penser à l’ex Musée des Colonies. Ils sont le cœur du sujet, porteurs du mystère de La Chambre d’Isabella. qui n’est ni une histoire de vie, ni un récit de voyage. L’écriture scénique, hybride, relève de la chevauchée fantastique et du polar.
L’officiant, Jan Lauwers, rend hommage à son père et, dans le prologue, s’adresse au public, : «Quand mon père est décédé, il y a deux ans, il m’a laissé un héritage d’environ 5.800 objets ethnologiques et archéologiques… Mon père était médecin, mais, à ses heures, il était aussi ethnographe amateur. Quand j’étais enfant, ça n’a jamais suscité de questions chez moi : j’ai grandi parmi ces objets. Après coup, on se demande évidemment ce qui suscitait cette passion. Quand on se retrouve avec cette collection sur les bras, on doit, de surcroit, décider quoi en faire».
Avec neuf danseurs, chanteurs et comédiens, le metteur en scène, écrivain, plasticien et cinéaste flamand, crée un monde à son image, en un langage très visuel. Le scénario qu’il construit, déroule le temps, de 1910 à 1999, et donne des repères historiques: Première et Seconde Guerre mondiale, Hiroshima, les surréalistes, l’art contemporain de l’après-guerre : Picasso, Joyce, Bunuel, Huelsenbeck, époque où « tout le monde faisait semblant de tout comprendre ». L’histoire du 20e siècle défile sous nos yeux et croise mémoire collective et mémoire individuelle.
Mais Lauwers brouille les pistes de la biographie, invente le personnage d’Isabella Morendi (merveilleuse Viviane De Muynck) et retrace son destin, au cœur d’une vraie saga familiale. Son nom fait référence au peintre Giorgio Morandi, spécialiste de natures mortes et paysages, dont les tableaux sont fondés sur la contemplation et la géométrisation de l’espace. Isabella en est le contraire, un tumulte, une femme libre, sorte de Salomé aux sept voiles, le fleuve Congo à elle seule, avec précipitations, instabilité, débits et affluents.
Quand le spectacle débute, aveugle, elle a 94 ans et l’intuition du visionnaire. Son arme: l’amour de la vie. Lauwers l’adoube en narratrice et nous fait pénétrer au cœur de ses origines, de ses histoires d’amour, de sexe et de mort. La lecture d’une lettre conduit le récit. Abandonnée à la naissance, adoptée par Arthur, gardien de phare (Benoît Gob) et Anna, son épouse (Anneke Bonnema), installés sur une île : « Le feu éclairait tout la nuit, pas d’électricité », elle vit dans le mythe de son père naturel, un prince du désert.
1918: Anna, la mère adoptive, meurt, peut-être de mélancolie, emportant un secret : « On mourait beaucoup sur l’île » justifie le père… La danse d’Arthur devant le cercueil est maladroite et pathétique. Anna ne disparaît pas pour autant, légère dans les airs, lors de ses funérailles et, chantant, elle reste sur le plateau, sorte de conscience d’Isabella, ou sa mémoire, et dialogue en une curieuse inversion des âges : « Pourquoi es-tu morte, Anna » ? demande Isabella… « Tu m’abandonnes, Anna »…
1926: Arthur, quitte l’île, ivre mort, abandonnant Isabella qui, plus tard, le rejoint à Paris , dans le quartier de La Sorbonne et découvre la chambre aux trésors qui lui est destinée : d’où viennent ces objets ? Question sans réponse… « Ne sois pas si sombre… dit Isabella à son père adoptif, tout ne fonctionne que comme un mensonge ».Arthur transmet une lettre à Isabella, à n’ouvrir qu’après sa mort, révélations sur ses origines, funeste vérité: « Ton père n’existe pas. Ton père, c’est moi ». Récit du viol d’Anna, un soir de désarroi. Abandon de l’enfant puis adoption par ses mêmes vrais parents. Arthur retourne dans l’île et se jette dans la mer, emportant avec lui l’image du père imaginaire, le prince du désert.
Et la vie se poursuit. 1928, identification des objets et présentation au public, comme à Drouot : statuettes-pendentifs, statuette à clous Bakongo, canne du compagnon de Stanley, vase de libation d’Asie Centrale, Horus, dieu-faucon symbole de l’Egypte antique, tête momifiée de chat, masque-oiseau d’Angola, pénis de baleine séchée, objet magique et porte-briquet d’Isabella, dans son leitmotiv : « Donne-moi une cigarette ». A sa mère : « Que faire de ces objets, vendre ? C’est ma vie » !
Défilé des amants : d’Alexander (Hans Petter Dahl), pour une longue histoire d’après Hiroshima, qui se termine en un cri profond, comme une plainte et dans la folie ; à Franck (Maarten Seghers) rencontré quand elle avait 69 ans et qui pourrait être son petit-fils. Destin tragique du jeune homme qui meurt de deux balles dans le cœur, en Afrique où il s’était rendu pour le cœur de sa belle, précisément là où Isabella n’avait jamais voulu aller.
Histoires d’amour et de sexe, récits de mort, La chambre d’Isabella est contée, chantée et dansée. Une chanson fétiche, We just go on et la musique de Petter Dahl et Maarten Seghers, un choix de Jan Lauwers : « Je ne cesse d’être ému par un groupe d’hommes et de femmes qui chantent ensemble. Notre culture a totalement perdu cette faculté, au profit de pratiques plus conceptuelles. J’espère que notre joie sera communicative ». De la danse, (conçue par Julien Faure, Ludde Hagberg, Tijen Lawton et Louise Peterhoff), reprise à travers plusieurs rôles de fantaisie qui représentent l’hémisphère droit du cerveau d’Isabella, lieu de l’intuition, de l’affectivité et de l’art ; l’hémisphère gauche, lieu du langage, de la logique et de l’abstraction ; et sa sexualité (Julien Faure, Yumiko Funaya, Sund-Im Her et Misha Downey).
Présent sur le plateau, du début à la fin, non pas comme le metteur en scène Tadeusz Kantor prêt à intervenir, mais comme un joueur qui s’estompe et qui réapparaît, à sa guise, Jan Lauwers, costume blanc du deuil africain, participe, chante et danse, accompagne le violon de sa guitare, avec discrétion. L’épilogue est en chanson. 89 ans, aveugle et ruinée, Isabella est au micro : « Quelle perte de temps est la douleur… Tout est vain, ce n’était pas douloureux ». Il n’y a pas d’autre chemin, dit-elle.
Présenté en 2004 à Avignon, La chambre d’Isabella a tourné en France et dans le monde. Quelle belle idée que cette reprise dans la programmation Paris Quartier d’été ! Entre jeu et non-jeu, soutenu par le surtitrage, le récit glisse, de chorégraphies de groupe à solos et de chants collectifs à soli vocaux, entre musiques et narrations, déroulant ses thèmes noirs : l’érotisme, le pouvoir et la mort, comme à travers le filtre d’un songe. En sortant, nous poursuivons la route… Et We just go on nous trotte dans la tête, comme le vrai tube de l’été.
Brigitte Rémer
Paris Quartier d’été, Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion 75015 jusqu’au 4 août 2012