Le Centaure et l’Animal
Le Centaure et l’animal de Bartabas et Ko Murobushi
L’accord tombe d’un piano, comme un glas et donne le coup d’envoi du spectacle, suivi d’un second, émanant d’un pied écrasant les touches noires et blanches, en un dés-accord profond. Une étrange forme noire perchée sur l’instrument se déplie, mi-doryphore mi-crapaud, créature au visage caché d’un tissu argent. En ce commencement du spectacle, la scène est fermée d’un tissu grisé, fluide et précieux comme la soie sauvage, qui frissonne, avant de disparaître aussi subtilement que se posent les éléments de la dramaturgie, de la scénographie, de l’univers sonore.
Les extraits enregistrés des Chants de Maldoror, de Lautréamont, dits par Jean-Luc Debatisse et la musique de Jean Schwarz, accompagnent cette créature informe : « Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête ; mais, déjà, je devinais qu’elle n’était pas d’une forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours ». Est-ce le poète, qui irradie un pouvoir maléfique et trébuche sur son chemin de Damas, allée de tissu blanc, tendue de jardin à cour ?
Accompagnant les fragments du poème, ce personnage à la lenteur sépulcrale, s’avance sur un chemin de ténèbres, jusqu’à passer de l’autre côté du miroir : « Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de consolation : tu affaiblirais mon courage». Ko Murobushi, l’un des artistes les plus célèbres du Japon, héritier des règles de Tatsumi Hijikata, à l’origine du Butô, se métamorphose, passant de l’animalité, insecte noir et repoussant à l’humain, corps enduit d’argent.
Et quand le rideau se déchire, il rencontre dans son errance autant de visions et mirages portés par Bartabas et ses chevaux derviches (Horizonte, Soutine, Pollock et Le Tintoret), précis, à la folie, comme leur serviteur et maître, concepteur, scénographe et metteur en scène du spectacle.
Les apparitions et disparitions, dans une scénographie aux rideaux glacés et d’un noir profond, travaillés comme des sculptures, sont de l’ordre du magique. La palette entière, par les costumes et la cendre du sol, décline ses gris anthracite ou de bure capucin et ses bruns obscurs, sous la lumière tout aussi magique de Françoise Michel, créant l’illusion et la fuite en avant des perspectives : « Maldoror s’enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursier élevaient autour de son maître une fausse couronne de poussière épaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier, mais, moi, je le sais ».
Quand les visions se font plus précises, on approche d’une mystique à la Jérôme Bosch dans Le jardin des délices et La tentation de Saint-Antoine, ou de Brueghel l’Ancien avec sa Chute des anges rebelles, ou les estampes de Dürer et l’étrangeté domine, par ces impressions d’optique hors du commun. Bartabas, drapé, comme les femmes couvertes des déserts, devient chauve-souris ou oiseau primitif et rejoue la fuite en Egypte.
Des images, d’une beauté convulsive, comme le dirait André Breton, traduisent les paysages intérieurs des Chants de Maldoror : un ciel qui se déchire à coups de foudre, alchimie noire recouvrant soudain d’argent, le plateau ; le cheval clair et son écuyer voilé de vermeil, comme le sang ; la glace sans tain et le jeu d’ombre, par le falot qui guide le cavalier et détache la transparence des voiles, aussi finement que dans la sculpture grecque ; une chorégraphie, dans l’osmose avec le cheval couché près de son maître ; une danse où le sabot rythme la psalmodie.
Perdus dans la brume et le lointain, comme dans un songe, les personnages se répondent, à leur manière et malgré la distance.A l’avant-scène, des geysers de sable lavent et transforment l’insecte en humain. A l’arrière-plan, la tête du cheval se pose au-dessus de l’homme, qui se fond à l’animal et devient Centaure. Nous sommes au cœur de la tragédie grecque, dans la métempsychose, le minéral, le cosmos et traversons ces Champs magnétiques chers aux surréalistes.
Dans cette épopée fantastique des Chants de Maldoror conçus par Bartabas, tout est grâce et magie, et le spectateur, pris de vertige, se consume au soleil noir du satanisme : « Mais, sachez, au moins, que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille de fixer le plus tôt possible les yeux, car il n’est plus qu’un point, et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu’il ait beaucoup vécu, est le seul véritable mort».
Onze représentations exceptionnelles, après une tournée internationale et la brochure du spectacle, composée des superbes photos signées de Nabil Boutros: une aventure artistique à ne pas manquer.
Brigitte Rémer
MC 93, Maison de la Culture de la Seine-Saint-Denis, du 8 au 22 septembre 2012 – mardi, mercredi, vendredi et samedi, à 20h30, dimanche à 15h30. et aussi : reprise de Calacas, à partir du 2 novembre, au Théâtre Equestre Zingaro – Fort d’Aubervilliers.