Tabou
Tabou, texte et mise en scène de Laurence Février, avec la plaidoirie de Gisèle Halimi à la Cour d’Assises d’Aix-en-Provence, le 3 mai 1978
Le viol est un crime défini par la loi, et, en même temps, indicible. Tabou. On en parle, et on ne peut pas en parler, « médusés », sidérés par la tête de Méduse, par l’horreur qu’il constitue. Il faudrait dire sidérées, car les victimes du viol sont en grande majorité des femmes : voir le bruit fait autour du livre d’Annick Cojean sur les « amazones », de Khadafi, son harem d’esclaves sexuelles, quatre fois détruites, dans leur corps, dans leur âme, dans l’honneur – hélas – de leur famille et dans la suspicion d’une complicité avec leur tortionnaire.
Une histoire vieille comme le monde : voir le mythe de Procné et de Philomèle, le beau-frère violant sa belle-sœur puis lui coupant la langue pour qu’elle ne raconte pas … Mais la belle a brodé l’histoire sur une tapisserie. Leçon retenue par Chiron et Demetrius, dans Titus Andronicus, la pièce la plus sanglante de Shakespeare : après l’avoir violée, ils coupent aussi les mains de Lavinia.
Laurence février et les comédiennes de Tabou ont choisi de ne pas représenter l’irreprésentable. La violence parle d’elle-même. Brigitte Dujardin a conçu un dispositif extrêmement simple : puisqu’il s’agit d’assises, un certain nombre de chaises seront dispersées sur la scène. Salle d’attente, salle d’angoisse, rumeurs confuses des autres salles d’audiences, rumeur intérieure du souvenir de la peur et de la peur du souvenir. Le corps de l’action est constitué par une rigoureuse « ronde » des interrogatoires des victimes. Chacune des comédiennes a son tour jouera et subira la nouvelle violence de cet interrogatoire : « des faits, madame, rien que des faits ».
Bien au-delà de la crudité et de l’impudeur qui lui sont imposées, la victime se trouve mise en accusation, a priori coupable. « Elle m’a provoqué » – une enfant de huit ans -, « elle était consentante » – terrorisée et à moitié assommée, « elle va détruire la vie de ce jeune garçon » – et sa vie à elle ? Et ainsi de suite. Glaçant.
La pièce finit heureusement par la belle plaidoirie de Gisèle Halimi aux Assises d’Aix-en-Provence : oui, il faut espérer, lutter pour une société où le viol n’existe plus, où les rapports d’égalité – on a envie de dire de liberté, d’égalité, de fraternité – entre les hommes et les femmes rendent un tel crime impossible et absurde. En attendant, c’est un crime, et quand une femme dit non, c’est non. Et que l’on sache bien qu’être vaincue, céder à la force n’est pas consentir.
Laurence Février et les comédiennes de Tabou (Anne-Lise Sabouret, Françoise Huguet, Carine Piazzi, Véronique Ataly, Mia Delmaë) ne font pas ici un théâtre documentaire : les interrogatoires sont la synthèse de multiples « cas » ; il n’y en a pas deux semblable, même si l’on peut en établir la terrible typologie, viol par un proche, viol conjugal, viol « en réunion »…
Le texte de la pièce est simplement vrai, on le sent, on le sait. Le spectateur n’est pas entretenu dans l’illusion de « personnages » : il voit les comédiennes changer de rôle et de fonction, tranquillement, il sait qu’il est au théâtre, et que ce théâtre c’est la présence d’une parole vraie, au moment où elle est dite, « dans le cercle de l’attention ». Après quoi les comédiennes peuvent saluer.
C’est très fort.
Christine Friedel
Théâtre du Lucernaire, 20h, jusqu’au 21 octobre, 01 45 44 57 34.
Le 15 septembre à 15, rencontre avec Geneviève Fraisse, auteure de Du consentement (éditions du Seuil, 2007) et Georges Vigarello, auteur de L’histoire du viol (éditions du Seuil, 1998). Informations juliechimene@gmail.com