Fellag, Petits chocs des civilisations
Fellag, Petits chocs des civilisations, mise en scène de Marianne Épin
Il ne peut pas s’empêcher d’entrer avec une valise, et de raconter son voyage, leur voyage, ce voyage entre l’Algérie et la France. Terroriste, forcément terroriste, son personnage commet gaffe sur gaffe dans le train, précisément au moment de l’attentat au RER Saint-Michel, en 1995.
Rire des malheurs de Charlot dans la tragédie du monde, on sait le faire. Ici, miracle, Fellag arrive à nous faire éclater de rire à côté de l’événement tragique, sans le minimiser, sans cynisme, sans une once de cruauté. On ne vous racontera pas la blague, tant elle paraît insignifiante mais peu à peu elle s’aiguise et s’affine. C’est comme ça durant tout le spectacle : Fellag est le roi de la blague à deux ou trois étages ; on rit, bon, d’accord, c’est un peu gros, puis il tire une seconde salve qui pulvérise la première et parfois une troisième, et ça va toujours dans le sens de la profondeur et de l’intelligence, futée, affûtée, bien aiguisée.
On n’en est qu’au prologue. Il revient ensuite en cuisinier et nous donne son « cooking show » -autre choc des civilisations, et signe de notre déprime bien française qu’il dénonce : on prend des mots anglais pour donner une misérable valeur aux choses -. La découverte, c’est que le couscous est devenu le plat préféré des Français. Voilà qui en dit long sur les tours, détours et retournements de la colonisation. Rencontre des légumes, collier de pois chiches, viandes diverses et variées – avec un interdit absolu - : le couscous est une marmite débordante de métaphores, d’anecdotes, de réflexions sur les interdits et les tyrannies des religions. Allez donc ouvrir le frigo pendant le ramadan, et profitez du décor astucieux de Sophie Jacob… Laissez donc frémir vos narines…
Fellag n’est pas le premier à cuisiner sur scène. Ces gestes, ces parfums ont pourtant ici une présence plus juste que jamais : ils sont les mots d’une Algérie aimée, en version originale. Aimée et quittée : à l’écouter (comme dans ses précédents spectacles), on comprend pourquoi. Ce qui se cuisine là, cinquante ans après la fin de la guerre, c’est la sauce dans laquelle trempent ensemble, quoi qu’elles veuillent, l’Algérie et la France. Et qui fait fondre les préjugés, les méfiances, enfin quand le couscous est réussi.
On ne vous en dira pas plus : le public, tout acquis il est vrai, sort en disant « ça fait du bien ». Faites-vous du bien, allez écouter cet auteur percutant et grave, cet acteur généreux, qui n’a pas peur d’improviser un brin. On nous dira qu’il ne bouleverse pas les formes théâtrales. C’est vrai. Mais il lui arrive de bouleverser le spectateur. Er surtout de le faire éclater de rire.
Son théâtre modeste procède comme ses blagues : l’air de rien, il nous amène à regarder ce que nous n’avons pas du tout envie de voir – les actuelles guerres des religions – et ce que nous n’osons pas voir, caché sous la différence et les rancunes : ce qu’il faut bien appeler fraternité. Même si les frères s’appellent parfois Caïn et Abel.
Christine Friedel
Théâtre du Rond-Point, 18h30, jusqu’au 10 novembre. 01 44 95 98 21