Foi, amour et espérance d’Ödön von Horváth, mise en scène de Christoph Marthaler.
Le metteur en scène suisse avait déjà monté à plusieurs reprises des œuvres de von Horváth: comme Casimir et Caroline, Légendes de la forêt viennoise ou Le Belvédère. Foi, amour et espérance est une des quelque dix sept pièces du grand dramaturge et romancier austro-hongrois qui sont moins connues en France.
Écrite en 32, elle fut interdite de création dès 33 par Hitler qui accéda au pouvoir cette même année et elle ne fut créée qu’en 36 sous le titre Amour, Devoir et espérance, par des artistes allemands émigrés qui en donnèrent une représentation en langue allemande à Paris en 38 en hommage à l’auteur. Cécile Garcia-Fogel, entre autres, l’avait montée à la Colline en 2004.
Von Orváth, auteur reconnu et populaire, s’était en effet enfui devant les menaces du régime qui lui avait retiré l’obtention de ses droits d’auteur, et errait un peu partout d’une capitale européenne à l’autre; il devait mourir tragiquement à Paris, cette même année 38, assommé un soir de juin par une branche d’arbre tombée lors d’un orage sur les Champs-Elysées, tout près du Théâtre Marigny.
La pièce tout à fait populaire, et sous-titrée Une petite danse de mort, dont le titre reprend les mots fameux de l’épître de Saint-Paul aux Corinthiens: » Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité ». Le texte est né d’une idée du chroniqueur judiciaire Lukas Kristl qui avait fait remarquer à von Horváth que le théâtre et le cinéma traitaient davantage des crimes capitaux que des « petits cas ». Le journaliste lui avait alors proposé de lui livrer les circonstances d’un fait-divers, à charge pour von Horváth d’écrire ensuite la pièce.
On est en pleine crise économique dans une Allemagne qui peine à se remettre, quinze après, de la défaite de 1914: faillites bancaires et industrielles, avec pour conséquences: six millions de chômeurs, et montée du nazisme jusqu’à la prise de pouvoir par Hitler en 33.
Elisabeth, une jeune femme représentante en gaines, corsets et porte-jarretelles, n’a pas pu acquérir de carte professionnelle, faute d’argent, et doit donc régler une amende de 150 euros; comme elle n’a aucun espoir de trouver cet argent, elle se dirige vers un Laboratoire d’anatomie officiel pour vendre d’avance son corps à la science…. Ce qui est évidemment impossible Un préparateur de cet institut lui prêtera la somme. Mais la pauvre Elisabeth est la victime désignée de sa patronne qui lui reproche de ne pas faire de chiffre: « Il faut vous attaquer aux seigneurs et maîtres de la création… Je n’ai jamais rencontré un homme qui soit resté insensible à un porte-jarretelles ».
Le préparateur l’accusera d’escroquerie et Elisabeth finira par devenir l’amante d’Alphonse Klostermeyer, un simple agent de police. Crevant de faim, écrasée par une société qui nie son existence, humiliée et désespérée, elle se jettera dans un canal mais elle sera sauvée par Joachim, un jeune homme qui la ramènera à terre. Elle finira quand même par mourir, en douceur, précise von Horváth dans la didascalie… C’est dire combien, à partir d’un fait divers authentique, il sait dire les choses avec beaucoup de simplicité et d’émotion.
Marthaler s’est emparé de la pièce avec le sens magistral de la mise en scène qu’on lui connaît. Loin, très loin de ses récents opus comme Papperlapapp (2010)ou + ou -0 (2011) qui étaient décevants et ennuyeux. On voit en arrivant dans la salle, le décor très construit, presque hyperréaliste d’Anna Viebrock qui a imaginé la façade grise et triste très années 50 des pays de l’Est de cet Institut d’anatomie, avec devant , une fosse d’orchestre avec un piano droit noir où s’escrime à taper un interprète qui ressemble à un vieil oiseau déplumé, des chaises tubulaires ou des fauteuils des années cinquante en mauvais état, où, sur chacun, est posé un haut-parleur.
Arrive alors un ouvrier avec une échelle qui va essayer de rétablir l’équilibre précaire des lettres de bois M puis A puis encore l’autre A, de l’enseigne de l’ Institut avant de faire une chute, cinq des barreaux de bois s’étant rompus sous son poids quand il en redescend. Le ton du spectacle est donné, entre réalisme et délire.
La distribution est de tout premier ordre et l’on sent que Marthaler a choisi ses interprètes en fonction de l’image qu’il voulait se faire des personnages, quelque vingt ans après que von Horváth les ait imaginés. Ils sont souvent trop gros, marchent à petit pas et ont des costumes remarquables ( Sarah Schittek)… d’une tristesse et d’une laideur accablante. Tous: Jean Pierre Cornu, Olivia Grigolli, Irm Hermann, Ueli Jäggi, Josef Ostendorf, Sasha Rau, Clemens Sienknecht, Bettina Stucky, Ulrich Vob, Thomas Wodianka, dans leur démarche, dès qu’ils entrent en scène, sont immédiatement crédibles, et il y a peu de metteurs en scène français qui réussiraient ce tour de force qui consiste chez Marthaler à nous les rendre quand même attachants. Cela suppose une grande maîtrise scénique et une grande virtuosité .
Tout est très lent et c’est à cette conception du temps qu’il faut se résoudre si l’on veut entre dans son univers (la pièce est en effet assez courte alors que le spectacle dure près de trois heures et demi), ce que n’arrivent pas à admettre quelques spectateurs qui s’enfuient. Mais quelle intelligence dans cet emploi de la lenteur qui est en parfaite osmose avec la tristesse et l’incapacité à vivre des ces personnages que la crise économique a laminés!
On sent dans la direction d’acteurs de Marthaler une véritable méthode : la lenteur ne dévoile rien mais dit beaucoup de choses, par les silences, par le langage et aussi, bien entendu, par la musique notamment quand elle est chantée en chœur, qui est comme toujours chez lui, tout à fait remarquable, qu’il s’agisse de Chopin ou de marches populaires comme celles de Johan Strauss ou de Carl Teicke. Et là aussi en parfaite harmonie avec les dialogues.
C’est un spectacle parfois énigmatique: pourquoi un personnage comme celui d’Élizabeth est-il dédoublé? Cela peut surprendre mais ce détournement du texte ne nuit en rien à la grande qualité du spectacle dont le surtitrage en français est impeccable.
Disons-le franchement: ce n’est en rien un spectacle facile, sans doute un peu trop long sur la fin, parfois aussi un peu esthétisant mais d’une grande intelligence théâtrale, musicale et plastique. Alors à voir? oui, trois fois, oui. Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion d’une pareille rencontre…
Philippe du Vignal
Ateliers Berthier-Odéon jusqu’au 22 septembre; ensuite en tournée