La Barque le soir de Tarjei Vesaas, traduction de Régis Boyer, mise en scène de Claude Régy.
Tarjei Vesaas né en 1987, est mort en 70 à Oslo. Fils de paysans norvégiens qui ont favorisé son goût pour la lecture, il a vécu toute sa vie dans une ferme bâtie par ses grands-parents, après deux ans d’études en université populaire et un an de service militaire. Il est l’auteur de nombreux poèmes, de nouvelles et de pièces de théâtre écrits, nous dit Régis Boyer, grand spécialiste de littérature nordique, dans le dialecte chantant de sa province, le Telemark.
La Barque le soir est généralement considéré comme son chef-d’œuvre, sans doute d’inspiration autobiographique. Ce sont comme des suites de souvenirs, « des réminiscences claires d’événements qui ont marqué sa vie », où la nature, la neige, l’eau, les oiseaux, la terre, ses fleurs et ses récoltes sont autant de choses qui ne sont pas seulement des thèmes littéraires mais qu’il a vécues au plus près son existence. La Barque le soir est comme une sorte de testament, de confession très personnelle mais pleine de pudeur, d’un homme qui sait la mort qui s’approche (il a 70 ans). « Le cœur est fendu en deux et ne sait ce qu’il veut. La barque doit aller pour lui-jour et nuit ne sont qu’un rideau changeant à traverser. Avancer d’un courage farouche. Pas à cause des hommes. A cause d’énigmes embarrassantes. Le cœur est fendu en deux en grand secret. »
Claude Régy, à presque 90 ans, n’a rien perdu de son talent ni de sa passion pour adapter à la scène des textes poétiques comme ceux de Pessoa, ou de Vesaas dont il avait déjà monté en 2010 Brume de Dieu d’après Les Oiseaux. Il signe ici dans la petite salle des Ateliers Berthier une mise en scène d’une grande exigence où il s’agit pour lui, dit-il, » de nous introduire un peu comme par effraction, dans une une expérience intérieure à la limite du pensable. A l’extrême du vivant. Sous l’apparence d’un être en difficulté, on assiste à un ébranlement de la pensée. on entend les coups frappés et leur résonance. On capte des éclats plus loin que le savoir. »
Dès l’entrée dans le petit hall de la salle, nous sommes prévenus: une affichette indique que le silence est requis.La salle est presque obscure, juste éclairée par quelques spots de lumière rose.Puis le noir se fait pendant plusieurs minutes. Et Yann Boudaud, que l’on a vu souvent chez Régy, s’avance vers le bord de scène dans une pose hiératique, et commence à dire le long poème de Vesaas avec lenteur et concentration. Aucun décor sinon un tulle derrière lequel on aperçoit un rideau rouge foncé qui, à un moment, semble devenir une sorte de sculpture.
La remarquable scénographie, due à Salladhyn Khatir, éclairée par les lumières de Rémi Godefroy est une sorte d’écrin d’une grande beauté plastique qui souligne la parole de l’acteur, soutenue par la musique parfois presque imperceptible mais très signifiante de Philippe Cachia qui pourtant joue ici un rôle majeur. Tout est prêt pour cette métaphore de ce long voyage vers la mort.
Bien sûr, l’approche de ce texte n’est pas des plus faciles et il y faut une concentration comparable à celle que développe l’acteur, presque immobile pendant 80 minutes, très bien dirigé par Claude Régy et soutenu vers la fin par la présence muette d’Olivier Bonnefoy et de Nichan Moumdjian. C’est un travail d’une rare exigence, tout à fait remarquable d’intelligence et de sensibilité, où la grande maîtrise d’un texte est ici portée à son plus haut niveau par Claude Régy.
Cette extrême lenteur pourrait devenir exaspérante mais on se rend compte qu’elle a quelque chose d’indispensable à la profération de la poésie de Vesaas, et on finit par trouver « normale » cette lenteur, pourtant très inhabituelle dans notre époque survoltée. Comme l’écrivait Marie-José Mondzain: « La condition sine qua non pour qu’il y ait de l’art, c’est qu’il y ait du temps. Il faut freiner. Un temps d’arrêt, une langueur c’est un gain; l’impatience mène à la catastrophe(…) Même les gens qui travaillent dans l’image mobile, dans le spectacle vivant, travaillent avec le temps, et travailler avec le temps, c’est freiner, c’est ralentir ».
Donc, attention, vous êtes prévenus: le spectacle est d’une approche difficile, et il faut en quelque sorte le mériter, mais, si vous trouvez une place, il mérite largement d’être vu; c’est comme une sorte d’immersion dans une vie où le silence et la poésie domine.nt.. Comme le dit Vesaas: » Ne pas comprendre, mais être à proximité de ce qui se passe.Ne pas essayer de comprendre le grand branchage sous la terre. Là où des lacs éclatent en sources innombrables qui à leur tour éclatent en sources innombrables et finalement en sources impensablement petites – tandis que les assoiffés restent assoiffés derrière les assoiffés. Quand on a compris cela sans comprendre tout de même, que doit-on faire? ».
Merci, Claude Régy.
Philippe du Vignal
Ateliers Berthier/ Odéon (17 ème), petite salle, jusqu’au 3 novembre.
L’œuvre de Tarjei Vesaas est en partie disponible en français: La barque le soir (1968), José Corti 2003,Le Germe (1940), Flammarion 1993,La Maison dans les ténèbres (1945), Flammarion 1993,Les Oiseaux (1957), éditions plein-chant 2000, Le Palais de glace (1963), Flammarion 1993, La Blanchisserie, Flammarion 1997, Être Dans Ce Qui S’en Va, poèmes, éditeur Editer 2006, Les Ponts (1966), éditeur Autrement 2003, Les chevaux noirs (1928), Actes Sud 1999, Le vent du nord (1952), nouvelles, Table Ronde La petite Vermillion 1993, Une Belle journée (1959), Nouvelles- éditeur Le passeur 1997, L’arbre de santal (1933), Actes Sud 1994, L’incendie, (1961), Flammarion, 1979, réédité en 1992.
Palais de glace (Flammarion), Les Oiseaux (Plein chant). Le Germe (Le Livre de poche) et l’Incendie ( L’œil d’or)