La traduction comme miroir : Repenser les échanges culturels euro-méditerranéens
La traduction comme miroir : repenser les échanges culturels euro-méditerranéens
A l’initiative de Transeuropéennes, revue internationale de pensée critique, et de la Fondation Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures en Méditerranée, quinze partenaires de la région euro-méditerranéenne ont planché sur L’Etat des lieux de la traduction dans la région euro-méditerranéenne. Ils se réunissent pour communiquer les résultats de leurs travaux, à travers trois sessions intitulées : « Fabrique et visibilité du livre traduit : quelles alliances ? – Les savoirs et le débat d’idées à l’épreuve de la traduction – Traduire : esthétiques et représentations ». Andreu Claret, directeur exécutif de la Fondation, venu expressément d’Alexandrie, donne le coup d’envoi des Rencontres accompagnant la publication.
C’est Ghislaine Glasson Deschaumes, chercheuse et directrice de Transeuropéennes, qui présente les conclusions générales du travail collectif engagé il y a deux ans et les recommandations qui s’ensuivent, prenant en compte toute la chaîne de traduction : auteurs, traducteurs, éditeurs, libraires, bibliothèques, programmes d’aide à la traduction, médias, couvrant aussi bien le domaine de la littérature (y compris la littérature jeunesse), que celui du théâtre ou des sciences humaines et sociales.
Elle convie, autour de la table, chercheurs, éditeurs et traducteurs, ainsi que tous les partenaires qui ont contribué à la recherche, dont, au plan institutionnel : le Ministère de la Culture et de la Communication, (Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France et Centre National du Livre tout particulièrement, ainsi que Maison Antoine Vitez et Festival d’Avignon 2014), le Ministère des Affaires Etrangères et Européennes (via l’Institut Français), les représentants de l’Union pour la Méditerranée, de l’Unesco, du Collège international des traducteurs, ainsi que de Petra, plate-forme européenne pour la traduction littéraire. La Comédie-Française accueille les Rencontres au Vieux-Colombier, Muriel Mayette, son administrateur général, annonce l’entrée au répertoire et la création de la pièce Rituel pour une métamorphose, de Saadalah Wannous, grand dramaturge syrien disparu en 1997, mise en scène par Sulayman Al-Bassam, metteur en scène koweitien.
La question de la langue est un défi majeur pour un vrai partenariat euro-méditerranéen et le renforcement d’une identité commune fondée sur la diversité culturelle. La cartographie des flux de traduction, en cours de réalisation, passeport pour « l’accès au sens et la compréhension de l’autre dans sa singularité », selon les mots de Xavier North, Délégué général à la langue française, en complètera la lecture.
Dans cette région particulièrement complexe par la diversité de ses langues dialectales, le traducteur tient une place centrale. La traduction est « une exploration, une marche en forêt profonde », reconnaît Ghislaine Glasson Deschaumes qui interroge sur le statut des langues. 1065 ouvrages ont été traduits en 25 ans, de 1985 à 2009, en France où l’arabe est seulement la quinzième langue traduite (après le japonais, le russe, le chinois, le coréen etc.) et où l’on compte 3 à 4 millions de parlants en arabe pour seulement 6000 apprenants de la langue.
Cet Etat des lieux renforce l’idée que la traduction, revue sous l’angle de la coopération, de la coproduction et de la concertation, est une réelle priorité, loin de toute hégémonie culturelle : bien traduire, rendre cohérente la formation des traducteurs dans les universités et l’esprit de la traduction, travailler sur la réception des œuvres traduites auprès des lecteurs et sur le rôle de l’éditeur dont la mission est de vérifier la qualité de la traduction et d’interroger la question de la censure, tel est l’enjeu dans un paysage éditorial fragmenté et disparate, qui va de l’Etat éditeur au secteur privé.
Farouk Mardam Bey pour la France, remarque qu’Actes-Sud édite 50% de la production en langue arabe mais reste bien en deçà des besoins, dans des pays où les traducteurs sont isolés et où il n’existe pas de politique d’auteurs.
En Italie, 10% seulement de la population habite les grandes villes ce qui complexifie le problème de la diffusion, souligne Elisabetta Bartula, traductrice et conseillère éditoriale aux éditions Mesogea de Palerme. Gema Martin Munoz, chercheuse en sociologie politique à l’Université autonome de Madrid, note un grave problème de perception à l’égard des pays arabes. Toutes deux donnent l’état des lieux de leurs traductions nationales en langue arabe et livrent leur réflexion.
Hakan Özkan, traducteur et chercheur entre Istanbul et Göttinngen, et Timor Muhidine, éditeur et traducteur, spécialiste en littérature, présentent les spécificités de l’important marché turc et de sa gamme infinie d’auteurs, souvent méconnus à l’extérieur. Tous deux invitent à vigilance pour dépasser les clichés dominants. Yaël Lerer, éditrice et essayiste de Tel-Aviv, met l’accent sur l’altérité et l’imaginaire de l’autre, sur les représentations, et démontre à quel point la traduction modifie nos imaginaires. Elle confirme qu’il n’existe pas de traduction théâtrale de l’arabe vers l’Hébreu. Mustapha Laarissa, de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, définit la traduction comme un acte stratégique : tendre des ponts entre le contexte d’origine de l’auteur et celui du pays destinataire de la traduction, telle est la mission.
Il pose la question de la temporalité au regard des Printemps Arabes et des priorités pour la transmission de certains textes, ainsi que pour le traitement de certains thèmes tels que la jeunesse, les femmes, les slogans, la rue etc. Il remarque la difficulté de traduire l’esprit du débat et la nécessité d’entrer dans la modernité en ré-interrogeant le traduisible.
Les sessions furent ponctuées par des lectures faites par Serra Yilmaz, actrice au Théâtre de la Ville d’Istanbul, Ahmed el Attar, metteur en scène et directeur du Studio Emad Eddine au Caire, et Chaymaa Ramzy de la Fondation Ana Lindh qui participèrent aussi à la table ronde sur la traduction théâtrale. Serra Yilmaz mit l’accent sur l’imperfection, voire l’à peu près des traductions théâtrales (« ça ne s’assoit pas dans ma bouche » disent les comédiens), tout en parlant du grand intérêt qu’ont les Turcs pour les textes d’autres pays, où 25% d’œuvres étrangères sont programmées.
Ahmed el Attar évoque, lui, la complexité de la langue égyptienne, entre le classique et le dialectal et dénonce ce mythe d’un théâtre arabe qui n’existerait pas, ainsi que le problème du décalage temps dans la transmission des textes de théâtre traduits du français en arabe. Olivier Py exprime ses regrets de n’avoir pu programmer à l’Odéon Théâtre de l’Europe des pièces en langue arabe, autant qu’il l’aurait voulu et compte faire mieux avec le Festival d’Avignon.
« La traduction n’est pas seulement une affaire de traducteurs et d’éditeurs. Elle est un enjeu pour la société toute entière, à la mesure des défis posés par la diversité des expressions culturelles et de leurs entrelacements – par les mouvements de migration, les nouveaux médias, les multiples traversées de frontières, les mouvements de libération » conclut cet excellent rapport sur L’Etat des lieux de la traduction dans la région euro-méditerranéenne.
Brigitte Rémer
Rencontres du Vieux Colombier, le 26 septembre 2012.
L’Etat des lieux de la traduction dans la région euro-méditerranéenne. Transeuropéennes et Fondation Ana Lindh, en trois versions : française, arabe, anglaise.
Rituel pour une métamorphose, de Saadalah Wannous, mise en scène par Sulayman Al-Bassam. Comédie-Française, Théâtre Ephémère, du 18 mai au 11 juillet 2013.