Déjeuner chez Wittgenstein

 Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard, mise en scène d’Habib Naghmouchin.

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© Laurencine LOT

C’est l’une des dernières pièces(1984) et l’une des plus connues du fameux dramaturge autrichien mort en 89, et sans doute l’une des plus appréciées du public. Le titre original est  Ritter, Dene, Voss, du nom de trois acteurs fétiches de Thomas Bernhard. Mais l’éditeur a préféré celui-ci…
On est à Vienne, et deux sœurs ont préparé un déjeuner pour fêter le retour- sans doute provisoire- de l’hôpital psychiatrique,  de Ludwig, le fameux philosophe, chez ses deux sœurs à qui leur père  a légué 51% des parts d’un théâtre. cadeau quelque peu empoisonné… et qui n’a pas dû faciliter leur carrière de  comédiennes. Elles ne jouent en effet  presque pas, et sont  bien entendu, jalouses:  » Tu es meilleure que moi mais la chance a été de mon côté, dit la plus âgée à l’autre, quand elles ne commencent pas à dégoiser sur leur frère, qui a distribué tout son argent aux voyageurs d’une gare: allusion évidente à Wittgenstein, héritier d’un riche père industriel qui avait donné la plus grande partie de sa fortune à des artistes et écrivains, entre autres Rilke et Trakle…

Ce déjeuner est une occasion de de se retrouver tous les trois, même si elle n’ont pas de mots assez durs l’une envers l’autre , et si leur frère, sans doute génial, est un être des plus caractériels devant lequel elle filent doux, ce qui ne les empêche pas aussi d’en dire du mal.
La plus âgée des deux sœurs met le couvert avec une certaine maniaquerie: nappe blanche, couverts en argent disposés avec le plus grand soin, verres à pied qu’elle essuie avec soin, dans une sorte de rituel où il faut que tout soit parfait. Sa sœur lit le journal mais on sent la tension  monter de plus  en plus entre ces deux personnages qui n’ont jamais eu grand-chose à se dire dans cette salle à manger sinistre  où rien n’a changé depuis le décès des parents.Il y a, posés sur deux chevalets, leurs portraits peints. Ce qui ne plaît pas du tout au philosophe qui leur  dira en hurlant que l’hôpital psychiatrique est son seul véritable foyer familial.
  Le déjeuner est prêt, et ce qui pouvait être un moment de retrouvailles familiales avec ce  frère philosophe aux limites de la folie mais attachant, va virer au monologue/règlement de comptes comme seul Thomas Bernard sait les orchestrer dans ses pièces et romans. Et ils mangent donc  tous les trois; les deux sœurs presque en silence: tranches de melon, morceaux de viande frite, salade,  et profiterolles, le dessert favori  de  leur frère qui, lui  monologue, en proie à une violente colère qui ne cessera de croître. Et, à la fin du repas, il enverra assiettes, verres et nappes par terre. On retrouve ici cet exorcisme étonnant  que Thomas Bernhard, dans ses pièces comme dans ses  romans,  n’a cessé de pratiquer, en réglant  ses comptes avec la famille:  » Tout ce qui avait ici quelque valeur a été noyé sous les soupes et les sauces ». Avec aussi l’Autriche, qu’il détestait mais où il n’a cessé de vivre, presque reclus dans un chalet montagnard près de Vienne.En laissant pour consigne absolue dans son testament, l’interdiction de faire jouer ses pièces en Autriche. Interdiction qui fut levée par ses héritiers…
Bernhard,  dramaturge réputé et couvert de prix, s’en prend aussi, via son personnage,  au théâtre contemporain: « Je hais le théâtre:  rien de plus répugnant pour moi ». Comme à la peinture: « Ma mère était une très belle femme mais  les portraits sont toujours mal peints »,  et il voudrait que les murs restent nus. Le philosophe a aussi horreur des caleçons longs et moelleux que sa sœur lui a achetés… Bref, rien n’est dans l’axe et ce huis-clos se termine, plus qu’il ne finit, par cette constatation désabusée sur l’existence : « On est mieux, dit-il,  dans son lit quand les après-midi sont pluvieux ».
Ce huis-clos, malgré les apparences, n’est pas si facile à monter. Habib Naghmouchin l’a mise en scène dans ce lieu intime qu’est cette ancienne fabrique de boutons de nacre où il est en résidence. Trois rangs de fauteuils pour quelque trente spectateurs, pas de scène, et dans le fond, derrière des portes coulissantes, une vraie cuisine. C’est un travail, on n’ose pas employer le mot « honnête », le mot qui tue dirait notre amie Edith Rappoport mais assez  inégal. Le début du début du spectacle, faute de rythme, d’éclairage correct (un lustre qui éblouit), et de véritable direction d’acteurs, n’en finit pas de commencer. On entend mal Geneviève Mnich et Cécile Lehn semble, elle, quelque peu absente. D’où une une certaine torpeur qui s’empare du plateau.
Mais, quand Eric Prigent entre, le pas comme incertain,  le visage des plus inquiétants,  tout d’un coup, les mots de Thomas Bernhard tapent sec. C’est un véritable festival du langage qu’il emploie avec, à la fois, précision et  lyrisme. Et le  délire est atteint, quand le philosophe, en proie à une violente colère, envoie valser par terre  nappe,  verres et  assiettes. Et c’est d’autant plus crédible que l’on est seulement à quelques mètres et tout à fait impressionnant de vérité.
Alors à voir? On  oubliera le début (qu’on peut sans  doute améliorer) mais  ces 80 minutes peuvent mériter le déplacement, si l’on ne connait pas la pièce…

Philippe du Vignal

Théâtre de la Boutonnière 25 rue Popincourt  75001 Paris Métro Voltaire jusqu’au 27 octobre.

Le texte est édité chez L’Arche Editeur comme le Théâtre et les romans  de Thomas Bernhard.

 

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