Loin de Corpus Christi de Christophe Pellet, mise en scène de Jacques Lassalle.
Christophe Pellet, à 39 ans, est l’un des auteurs de théâtre les plus connus en France mais aussi à Londres et en Allemagne, avec quelque quinze pièces à son actif. Il a aussi réalisé plusieurs films, notamment Soixante trois Regards (2010) d’après sa pièce du même nom. Loin de Corpus Christi, qui avait déjà été monté en France et en Belgique, est une sorte de peinture fondée sur les grands moments politiques du siècle dernier aux Etats-Unis et en Europe…
Avec d’abord le Maccarthysme, cet effroyable machine inquisitoriale qui sévit entre 1947 et 1953, avec pour but de traquer des agents ou sympathisants communistes; onze scénaristes, producteurs, un acteur, et Bertolt Brecht, qui s’était réfugié aux Etats-Unis en 41, qui déclara ne pas être membre du parti communiste, et, qui, le jour même, quitta le pays.Soupçonnés d‘appartenir ou d‘avoir appartenu au parti communiste, convoquées par la commission et inculpés par le Congrès pour outrage, les autres furent condamnés à des peines de prison!
La Motion Picture Association of America, défendant les intérêts de l’industrie du cinéma, annonça qu’elle n’emploierait plus de communistes et établit une liste noire, comprenant des artistes-communistes ou non-à qui les studios refusaient tout emploi! Chaplin, Dietrich et Welles quittèrent donc les Etats-Unis. Et dans l’administration fédérale, il y eut 7.000 démissions, 739 révocations, pour appartenance à des organisations dites subversives, immoralité sexuelle, pratique homosexuelle ou consommation de drogues. Avec, ce que l’on oublie trop souvent, le soutien des médias et de l’opinion! Et avec l’approbation discrète de grosses sociétés de production comme la MGM foncièrement réactionnaires.
De l’autre côté de l’Atlantique, il y eut peu de temps après, en 61, et ce n’est évidemment pas un hasard, la construction du fameux mur de Berlin ( 40 kms!) par la RDA qui voulait empêcher la fuite des Allemands de l’Est vers l’Ouest. Des centaines d’entre eux qui essayent de le franchir, furent tirés comme des lapins par les garde-frontières et par le soldats soviétiques… Et, en 89, quand le mur fut abattu, ce fut la découverte des documents empilés par la trop fameuse Stasi, police d’Etat où chacun espionnait chacun…
C’est donc autour de ces trois axes que Christophe Pellet a construit le scénario de sa pièce, avec plusieurs personnages centraux. On est d’abord de 45 à 47, avec un jeune acteur Richard Hart, venu de Corpus Christi (Texas) qui fit une brève carrière au cinéma et qui va croire son ami Fredricksen: « Tu ne dénonces pas : tu informes »! Et en même temps à Paris en 2005, où Anne Wittgenstein est chargée de recherches à la Cinémathèque française et Norma Westmore, directrice de casting de la Metro Goldwyn Mayer, qui, devenue l’amante de Richard Hart, va l’aider à décrocher ses premiers rôles. Il fréquente le milieu des artistes européens qui ont fui le nazisme, dont Bertolt Brecht, alors scénariste à la MGM. Mais, Brecht, très méfiant, sera plus lucide et refusera de se laisser manipuler. Et, Anne Wittgenstein, cinéaste, spécialiste du cinéma américain, regarde donc un film des années 40 avec Richard Hart. Fascinée, elle s’engagera à Hollywood sur les traces de ce comédien qui lui rappelle un unique amour d’autrefois. La seconde partie, se déroule à Berlin-Est entre 88 et 2001, et en même temps avec des flash-back dans les années 46-47 à Hollywood.
Accusée d’amitiés communistes et réfugiée à Berlin depuis des années, Norma , à soixante ans, apprend accablée, qu’elle a été surveillée de près par la Stasi! » Comme si l’histoire recommençait:« L’ennemi , dit-elle, n’est pas celui qui nous dénonce. Le délateur est une victime lui aussi. Le véritable ennemi, c’est l’Etat et cet ennemi n’a pas de visage ». Et auprès d’elle, Moritz Sostmann a remplacé Richard Hart; c’est un indicateur de la Stasi, comme Richard était impliqué dans les service du F.B.I. Norma ne reviendra, elle que pour l’épilogue,dans les années 25…
Dans la pièce de Pellet, ce sont, en fait, Norma et Anne qui mènent le bal des illusions perdues mais l’auteur s’interroge aussi sur la réalité et la fiction, le pouvoir de l’image, avec des extraits de films noir et blanc et de reproductions de tableaux. Pellet sur la fascination que l’image exerce sur les hommes comme sur les femmes, dont les relations s’avèrent souvent compliquées, voire conflictuelles.Pellet s’en prend aussi au fonctionnement économique et social du cinéma qu’il connaît bien.
L’écriture, élégante et raffinée, est évidemment très influencée par celle des scénarios et des dialogues de films. Côté scénographie, c’est davantage un espace de cinéma que de théâtre. Il y a juste quelques sièges rouges de cinéma avec, bien entendu, un écran et une entrée de cinéma vaguement 1930 un peu kitch. Et pour la seconde partie du spectacle, les sièges rouges seront juste couverts de bâches grises.
Gros plans, zooms , dialogues courts et lapidaires, flash-back , ruptures de ton, descriptions en voix off. Sans que l’on soit vraiment convaincu par ce film/pièce qui ne possède guère de fil rouge.
En fait, tout se passe un peu comme son écriture théâtrale avait du mal à se dégager de la grande culture cinématographique qui est la sienne. D’où parfois, dans la première partie, une curieuse impression de documentaire pédagogique un peu laborieux, par exemple quand Brecht s’exprime en allemand pour faire plus vrai? Alors qu’après, il parlera en français! Mais les bonnes intentions au théâtre, on le sait, cela ne fonctionne pas, surtout pendant une heure et demi, ce qui est trop long…
La seconde partie, beaucoup plus solide, et mieux écrite, pose enfin le vrai problème d’une société policière où chacun surveille l’autre, et le dialogue entre Norma et Anne prend alors une véritable dimension théâtrale. Mais Jacques Lassalle, metteur en scène d’expérience, ne nous a pas semblé vraiment cette fois à l’aise avec cet ovni théâtral, où le cinéma est dans le théâtre, et réciproquement… Et il ne réussit pas vraiment à donner une véritable unité à ces univers juxtaposés et à cet incessant déplacement dans le temps et dans l’espace.
On ne comprend surtout pas bien non plus comment il a dirigé ses comédiens. Désolé, mais là, il y a un vrai problème qui n’a pas été résolu et cela nuit à l’unité du spectacle. Pourquoi certains ont des micros HF et d’autres pas? Pourquoi chacun semble jouer séparément? Si bien que l’ennui s’installe et que l’on décroche assez vite. Seule, Tania Torrens, magistrale, arrive à s’imposer. Question de rythme aussi qui, le soir de la troisième représentation aux Abbesses, n’avait pas encore été vraiment trouvé. C’est un travail, irréprochable sur le plan technique mais assez froid et qui manque d’âme. Même si la seconde partie (une heure seulement) est beaucoup plus enlevée.
Alors à voir? Pas sûr, même pour ceux qui voudraient découvrir Pellet; ce n’est en tout cas pas le type de mise en scène qui aurait convenu à ce texte…
Philippe du Vignal
Théâtre des Abbesses jusqu’au 6 octobre. Loin de Corpus Christi et les autres pièces de Christophe Pellet sont publiées chez l’Arche éditeur ainsi qu’ Un Théâtre de l’exil, postface de la pièce, de Jacques Lassalle.